«Dag ! dépêche-toi, voyons ! Et cesse de bouger comme ça, tu vas me faire tomber, allons, Dag !
- Monte, Claude, le train va partir !
- Oh ! Dag, soit sage, s’il te plaît, dit Annie, il faut aussi monter les valises !
- Grouille-toi, Claude, mais c’est pas vrai, ça ! Qu’est-ce que tu fais espèce d’empotée ?
-Calme-toi, Mick, ce n’est pas comme ça qu’elle y arrivera, aide-la plutôt !
- Il faudrait pour ça que je puisse passer ! »
Les quelques passagers qui attendaient derrière eurent, heureusement pour eux, tôt fait de comprendre qu’ils n’auraient plus le temps d’attendre que le groupe libérât le passage et se dirigèrent en hâte vers la portière la plus proche du wagon
suivant. Poussée par Mick, Annie trébucha sur la valise de Claude et tomba à moitié à califourchon sur Dagobert qui se mit à aboyer sur un ton suraigu comme un jeune chiot terrorisé.
Juché sur la dernière marche, François aurait chuté à la renverse s’il ne s’était retenu au cou de son frère qu’il étrangla à moitié par cette manœuvre désespérée. In extremis, dans la bousculade et le plus grand désordre, tout ce petit monde se retrouva à l’intérieur lorsque la portière automatique se referma. Passant au ras des talons de François, elle claqua en manquant à peine d’un centimètre les doigts qui se trouvaient là un instant plus tôt.
« Dag ! Dag ! Je t’en prie ! Pas comme ça ! supplia Claude.
- Mais c’est pas vrai ! C’est pas un chien, c’est une bourrique ! Regarde-le tourner autour de Claude avec sa laisse, elle va se prendre les pieds dedans ! »
Claude voulut faire regretter à Mick le vocable de "bourrique" par quelques insultes bien senties, mais elles n’en eut pas le temps. En effet, elle eut le mauvais réflexe de se retourner sans avoir pris garde qu’une boucle de la laisse venait de se refermer autour de ses chevilles. Claude s’écroula en entraînant Dagobert qui couinait des "kaï-kaï" sonores !
Vexée et furibonde, Claude s’assit les yeux pleins de colère et chercha du regard celui sur qui tomberaient ses foudres. Elle vit alors trois têtes superposées qui se penchaient par la portière d’un compartiment et qui l’observaient d’un air goguenard.
« V’là le troupeau d’éléphants du cirque Bouglione ! dit un petit blondinet rieur aux yeux
marrons.
- Non, c’est un chien atteint de la vache folle et qui a attrapé les Marx Brothers au lasso ! fit semblant de rectifier la seconde tête aux cheveux et aux yeux
marrons.
- Ah ? je croyais que c’était deux saucisses emberlificotées dans un plat de spaghettis ! s’interrogea faussement la tête du haut aux cheveux blonds et aux yeux bleus. »
Surprise qu’on puisse se moquer d’elle avec autant d’insistance et honteuse du ridicule de la situation, Claude ne sut trouver la répartie qui en toute autre occasion ne lui aurait pourtant pas manquée. Elle haussa les épaules et tenta maladroitement de se relever au moment où la rame démarra par une brusque secousse immédiatement suivie d’une seconde et d’une accélération. Dans le couloir, l’effet fut désastreux : François reçu le coude de Mick sur le nez, tandis que Mick amortit avec sa joue la tête d’Annie qui se cogna le genou sur sa valise et marcha sur la patte de Dagobert qui hurla un des "kiiiaï" les plus retentissants de sa carrière. De son côté, Claude s’écroula d’abord en arrière pour finir par s’étaler à plat ventre aux pieds des trois garçons hilares qui continuaient de commenter ironiquement la scène.
« C’est pour "Vidéo-gag" ou la "Caméra cachée" que vous faites ça ?
- C’est un don naturel pour être aussi maladroit ou c’est parce que tu t’es dopé ?
- Arrête de nager : t’es sur la moquette ! »
Cette fois, s’en était trop, Claude se jeta sur eux et attrapa les plus grands par le col de leur
pull-over.
« Imbéciles ! hurla-t-elle, Vous voulez ma main dans la figure ? Pourriez pas nous aider, plutôt ? »
Elle les secoua si fort que la laine fit entendre d’inquiétants craquements. Mais les trois autres n’entendaient pas se laisser malmener leur vêtements comme ça et repoussèrent Claude sans ménagement dans le couloir. Ça aurait bien pu finir par une empoignade plus sérieuse si Mick ne s’était pas manifesté d’une voix acide :
« Si mademoiselle Claudine voulait bien venir nous aider au lieu de se bagarrer comme d’habitude, je te signale qu’Annie s’est fait mal… »
L’aîné des trois garçon s’avança, l’air ennuyé.
« Excuse-moi, je croyais que tu étais un garçon.
- Alors, elle te pardonnera sûrement, déclara François, maintenant si vous pouviez nous aider, ça ne serait pas de refus. »
Ils s’installèrent dans le compartiment rapidement aidés par le trio et s’occupèrent du genou
d’Annie.
« Tiens, prend mon mouchoir pour sécher tes yeux, déclara François, quant à ton genou, c’est douloureux et tu auras un beau bleu mais il n’y a rien de
grave.
- Si tu veux, j’ai de la pommade contre les coups dans mon sac à dos, je vais te montrer, dit le cadet des trois garçons. »
Sans attendre la réponse, il grimpa sur la banquette et extirpa le tube d’une poche latérale.
« Merci, ça devrait aller, attention à ta robe Annie, que je ne te tache pas.
- Je vais en profiter pour chercher un compartiment où nous serons plus à l’aise, déclara Claude en coulant un mauvais regard vers les trois garçons.
- Ne déclenche pas d’autres bagarres ou alors débrouille-toi seule, sermonna
Mick.
- Ça, c’est trop fort, explosa-t-elle, premièrement ce sont ceux-là qui ont commencé, deuxièmement tu n’es même pas venu m’aider quand ils m’ont bousculé.
- On s’occupait d’Annie et pour ce qui te concerne, tu n’as besoin de personne pour te bagarrer avec des plus petits que
toi.
- J’y crois pas ! martela-t-elle en appuyant chaque syllabe. Ça va être de ma faute, maintenant ! Et puis d’abord, lui, il est aussi grand que moi, et … dites, vous m’écoutez quand je parle ? »
Occupés à soigner Annie qui commençait à retrouver le sourire, tous les garçons tournaient le dos à Claude : soit qu’ils avaient l’habitude de ses colères et qu’ils ne lui prêtaient plus attention, soit qu’ils préféraient ne pas lui faire face afin de ne pas alimenter la polémique.
« Toi Dago, reste ici et cesse de gémir, tu sais très bien que je ne peux pas te sortir ta laisse avant l’arrivée : c’est le règlement. »
Un moment plus tard, elle revint avec une mine renfrognée.
« Pas une place de libre, le train est complet. Qu’est-ce qu’on fait ?
- Comment «qu’est-ce qu’on fait» déclara François, on est très bien ici, non ??
- Non, on n’est pas très bien ici, justement.
- Allons, Claude, dit Annie, ils sont très gentils tu sais ?
- D’ailleurs pendant ton absence, ils ont même mis de la crème sur la patte à
Dagobert.
- Et tu t’es laissé faire ? dit-elle suffoquée en s’adressant à son chien sur un ton de reproche. »
Dagobert baissa sa tête de brave chien en levant des yeux qui se voulaient tristes. Il connaissait bien sa maîtresse et savait que dans certains cas il fallait lui faire une petite mine pour l’apitoyer. Gagné ! Claude se radoucit et soupira en s’asseyant à côté de son fidèle compagnon.
« Bon, espérons que ces trois rigolos vont se calmer. Au fait, jusqu’où devrons-nous vous supporter ?
- Nous descendons à la gare de Kernach, dit le plus jeune, la marraine de mon frère viendra nous y chercher pour les vacances.
- Quoi ? Il va falloir vous supporter tout le voyage ? C’est pas vrai, j’y crois pas ! grimaça-t-elle.
- Nous allons également à Kernach, expliqua Annie, où habite votre marraine ?
- D’ordinaire à Nantes, mais elle a loué une maison pour l’été à la sortie du village sur la route de Trémachin ou
Troudechose...
- Ça doit être Trédoual, rectifia Annie.
- J’avais compris, précisa Claude.
- Oui, c’est ça, reprit le garçon, et vous, vous descendez là aussi ?
- Tout juste, les parents de Claude nous invitent chaque année chez eux, à la villa des Mouettes, c’est sur la côte, à côté de la
plage.
- Ça c’est chic, dit le cadet, pas besoin de prendre les vélos, comme nous, pour aller se
baigner.
- Et l’île juste en face appartient à Claude, renchérit Annie en voulant faire plaisir à sa cousine qui en tirait une grande fierté. »
Le résultat escompté ne fut pas conforme aux fois précédentes : au lieu de générer le respect admiratif
habituel, les trois garçons s’entre-regardèrent et toute trace de plaisanterie avait disparue de leur visages soudain fermés et suspicieux.
« Quelle île ? demanda sobrement l’aîné.
- Celle qui est juste en face de la plage, précisa Mick qui avait perçu le changement de physionomie de ses interlocuteurs. Pourquoi ?
- Il y a un château dessus ? enchaîna sans répondre le second.
- C’est exact, répondit Claude qui trouvait étrange cette réaction au sujet de son île, quoiqu’il s’agisse d’une ruine fort ancienne et inhabitable, comment la connaissez-vous ?
- On ne la connaît pas et on n’y mettra certainement pas les pieds.
- De toutes façons, Marraine nous l’interdirait, affirma le second.
- Moi, je ne veux pas qu’on aille se baigner par là, dit le plus jeune en s’adressant à son frère aîné, de toutes manières, j’irai pas ! »
Complètement interloqués par cette réaction, les Cinq échangèrent des regards surpris. D’habitude, tout le monde suppliait Claude de l’emmener sur son île, d’autant plus que les autorisations qu’elle accordait étaient parcimonieuses. Elle allait justement leur répliquer qu’elle n’avait certainement pas envisagé de les inviter, lorsque François lui coupa la parole.
« Peut-on savoir pourquoi cette île vous déplaît tant ? demanda-t-il souriant pour les mettre en confiance.
- À cause des fantômes, précisa le second sans une pointe d’humour.
- Des quoi ? demanda Claude éberluée.
- Des fantômes, s’esclaffa Mick, elle est bonne celle-là ! En tous les cas, si tu veux les faire partir tes fantômes, Claude, tu n’auras qu’à leur faire la même grimace qu’en ce moment, ils auront sûrement
peur.
- Je préfère ne pas répondre, dit-elle en levant les yeux au ciel.
- Pourquoi dites-vous ça, enchaîna Annie, vaguement inquiète, nous y sommes allés souvent, nous y avons même dormi et je peux vous affirmer qu’il n’y aucun fantôme ni rien de ce genre, les seuls habitants sont les lapins, n’est-ce pas Dago ?
- Ouaf ! affirma Dagobert pour qui le mot magique de «lapin» éveillait tout de suite son attention.
- On vous aura raconté des histoires pour vous effrayer et vous dissuader d’y aller, tenta d’expliquer François, il est vrai que les courants y sont dangereux pour qui ne les connaît pas aussi bien que notre cousine et on a raison de vous défendre d’y aller, mais de là à inventer une histoire de fantômes !… »
Tout en fixant François droit dans les yeux, le plus grand des trois garçons articula en détachant bien ses mots :
« Alors pourquoi est-ce qu’ils le disent dans le journal ? »
Pour le club des Cinq, cela fit l’effet d’une bombe.
Fin de l’extrait.
J.P. B.
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