Retour

 

   
Extrait 2

 

 

La porte de l'enfer

 

 


Malgré leur fatigue, ils eurent du mal à trouver le sommeil, serrés les uns contre les autres, ils écoutèrent le sinistre concert. 
" C'est curieux, ça provient bien d'ici, mais en même temps, je suis sûre que ce n'est pas dans le château, remarqua Claude. 
- Je crois avoir une idée sur la question, suggéra François.
- J'ai compris laquelle, le coupa sa cousine.
- À quoi pensez-vous ? demanda Thibaut inquiet.
- Aux souterrains, expliqua Mick qui avait compris lui aussi.
- C'est sûrement là-dedans que ça se passe, affirma François.
- Vous croyez qu'on ne risque rien cette nuit ? hasarda Annie.
- Avec Dag qui est posté en sentinelle, nous ne risquons rien, sinon nous allumerons le feu. Mais je crois qu'ici nous sommes à l'abri, résuma Claude. "
Ils restèrent cependant un long moment aux aguets. Réfugié entre ses frères, Marc fut le premier à s'endormir, bientôt suivi par les autres. Blottie tout contre Mick qui l'entourait d'un bras protecteur, Jo fut la dernière à s'assoupir.
Le lendemain matin, le brouillard était toujours là.
Marc et Thibaut s'éveillèrent les premiers, ils s'habillèrent rapidement et se postèrent auprès de Dagobert qui n'avait pas quitté son poste de garde. Ils ne virent rien de plus qu'hier. Seuls les choucas faisaient entendre leurs croassements habituels, mais toujours pas de lapins. Ils laissèrent la surveillance à Dagobert après l'avoir flatté et caressé, puis commencèrent à préparer le petit déjeuner pour tout le monde. 
Bientôt, une bonne odeur de chocolat au lait s'éleva dans l'air matinal. Les quelques bruits métalliques des ustensiles qui s'entrechoquent inévitablement dès qu'on prépare un tant soit peu de cuisine achevèrent de réveiller ceux qui dormaient encore.
" Voilà qui est bien sympathique de votre part, remarqua Annie, je vais venir vous aider, le temps de rassembler mes affaires et de me vêtir.
- Moins de bruit ! grogna Quentin sous son duvet.
- Allez ! Debout gros paresseux ! lui lança Claude en le chatouillant. En dehors du bateau, tu n'es plus capitaine et tu ne commandes plus !
- C'est bien dommage ! répondit-il en se tortillant sous les chatouilles. Arrête ! tu as les mains glacées !
- T'as remarqué Marc ? Si c'était toi ou moi qui le chatouillait, il hurlerait en nous tapant dessus comme à la maison, mais avec Claude, il est doux comme un agneau ! 
- C'est parce qu'il est amoureux ! " jugea Marc plein de dédain. La chaussure que lui lança son frère le manqua heureusement de peu. " M'en fiche, j'irai pas la chercher !
- Ne vous disputez pas, demanda François, nous aurons besoin de toute notre énergie aujourd'hui. Mick et Jo, quand vous aurez fini de roucouler bêtement sous vos couvertures, ça serait sympa de venir nous rejoindre ! 
" Deux bras émergèrent ensemble de sous leur duvet commun et attrapèrent chacun une chaussure. Jo et Mick les lancèrent de concert sur l'aîné qui les reçut de plein fouet. Ainsi François eut moins de chance que Marc, d'abord parce qu'il était trop près pour éviter l'objet que lui lança son frère, ensuite parce que s'il l'avait raté, la deuxième chaussure que lui lança Jo l'aurait atteint de toutes façons !
" Et susceptibles avec ça ! " lança-t-il en écartant de lui les projectiles, mi-fâché mi-amusé ! Peu de temps après, tous furent réunis autour d'un bol fumant de chocolat ou de café au lait.
- Y'a pas de madeleines ? demanda Quentin.
- Pas plus que de croissant ou que de maître d'hôtel pour beurrer tes tartines, le railla Claude, faudra te contenter de ce qu'il y a.
- Tu vas vexer Sa Seigneurie ! ironisa Thibaut.
- Oh ! Toi, ça va ! grogna Quentin, effectivement un peu vexé…
- Tiens, Dag ! C'est pour toi, mon bon chien, dit-elle en lui donnant une tartine, tu es le seul qui mérite qu'on s'occupe de lui ! Sans toi, nous n'aurions pas dormi tranquille cette nuit. " 
Dag reçut de nombreuses caresses et marques d'affection auxquelles il répondit par de joyeux jappements.
Pendant que les uns rangeaient les couchages, les autres s'occupèrent de nettoyer sommairement la vaisselle avec un petit litre d'eau tiré du jerrican. Lorsque tout fut prêt, ils se réunirent autour de François et Claude pour tenir un conseil de guerre.
" D'après ce qu'on a entendu hier soir, il semblerait que le mystérieux vacarme provienne des souterrains. Si nous voulons absolument éclaircir cette histoire, il n'y a pas trente-six solutions, pas vrai, Claude ?
- Exactement : nous devons descendre explorer les souterrains pour savoir à quoi nous en tenir. "
Une ombre plana sur le groupe. Explorer des souterrains à la recherche de monstres, la proposition n'avait rien de réjouissante…
" Claude ! intervint Mick, rappelle-toi que les deux accès qui subsistent des souterrains n'avaient pas été empruntés depuis longtemps, nous l'avons constaté avant-hier. Comment expliquerais-tu qu'il y ait quelque chose dedans ?
- Je n'explique rien, répondit-elle, souviens-toi seulement que dans le temps, un troisième accès avait été découvert, même si entre temps il a été comblé par les éboulis et la mer, rien n'empêche qu'il en existe encore un que nous ne connaîtrions pas…
- Ça me paraît une hypothèse tout à fait intéressante, approuva Quentin.
- Et moi, ça me paraît être une très mauvaise idée ! s'emporta Jo. Si tous les démons que nous avons entendus sont sous terre, qu'ils y restent ! N'allez donc pas leur ouvrir la porte : êtes-vous fous ou quoi ? Ça vous plaît tant que ça de visiter l'Enfer ? Personne n'en est jamais revenu !
- L'Enfer n'est tout de même pas sous mon île, Jo !
- Qu'en sais-tu ?
- J'en sais que l'Enfer dont tu parles, n'existe pas précisément depuis quinze jours ou trois semaines ! Or, il n'y a jamais eu de tels événements ici avant cette date, j'en sais quelque chose tout de même ! Si Lucifer avait déménagé Pandémonium à Kernach' on l'aurait su ! 
- Ton ironie ne résout rien pour moi, tu peux te moquer de moi, on ne doit pas se moquer de ces choses-là, nous le savons bien, nous autres gitans.
- Jo a raison, intervint François, il ne faut pas se moquer des croyances, qu'on les partage ou pas. N'est-ce pas Claude ?
- Oui, tu as raison. Excuse-moi, Jo, je ne voulais pas te froisser. Reste que cette explication est tout de même peu vraisemblable, non ?
- Je ne sais pas, mais je n'aime pas ça !
- Je ne pense pas me tromper en affirmant au nom de tous que personne n'aime ce qui se passe, nous sommes tous comme toi, dit Mick pour la réconforter.
- Bien, mais il va falloir nous mettre d'accord sur la façon de résoudre cette énigme, reprit François. Il me paraît nécessaire que deux ou trois d'entre nous descendent explorer les souterrains pour tenter d'y découvrir l'origine de ces hurlements. Le problème, expliqua-t-il à l'attention des trois frères, est que ces caves sont très profondes et que plusieurs parties n'ont jamais été explorées.
- Pourquoi ? Vous n'en avez jamais eu le temps ? demanda Thibaut.
- Non, c'est à cause du mauvais état de ces galeries dont certaines sont obstruées par des éboulis, nous avons visités plusieurs fois le reste, ce qui représente déjà une sacrée promenade !
- Mais alors, releva Mick, si c'est dans une partie inconnue des souterrains que ça se passe, comment allez-vous vous orienter alors que l'écho va donner l'impression que les hurlements viennent de partout ?
- Je ne sais pas, admit François.
- Moi, je sais ! dit Claude. Le flair de Dag ne sera pas troublé par l'écho, lui !
- À condition qu'il y ait quelque chose à sentir, remarqua Mick. Car enfin, il y a deux possibilités : ou bien, les souterrains sont envahis par des bêtes sauvages ou des démons, comme vous préférez, et on le saura de suite en y pénétrant…
- Bien sûr ! Puisqu'on se fera massacrer !
- Ne m'interromps pas, Thibaut ! ou bien ces bestioles se trouvent dans une partie inaccessible des souterrains et auquel cas, il n'est pas démontré que Dago puisse sentir quoi que ce soit à travers plusieurs mètres de rochers. Le problème restera alors le même : comment orienter les recherches ?
- Belle démonstration, admit Claude, cependant nous pouvons continuer de discuter des heures sur des milliers d'hypothèses de ce genre sans jamais nous mettre d'accord. Il faut bien finir par décider de ce que l'on va faire.
- J'aurai bien une idée, proposa timidement Annie… "
La discrète Annie parlait rarement pour ne rien dire, aussi tous firent silence pour l'écouter.
" Le brouillard sur la mer ou ici nous donne l'impression que les cris proviennent de n'importe où, un peu comme s'il y avait de l'écho. Je me demandais si il ne serait pas plus facile de localiser l'origine de ces bruits en les écoutant au-dessus du brouillard.
- Comment veux-tu faire ? T'as emmené une montgolfière ? ironisa Quentin.
- Pas besoin de montgolfière, lui répondit-elle avec un sourire de triomphe, quand on a un donjon !
- Oh !Oh ! On dirait que je n'aurai pas dû me moquer de toi, s'excusa Quentin, ton idée est tout simplement géniale, à condition bien sûr que le donjon soit assez haut.
- Ça, tu vas le savoir tout de suite mon biquet adoré, se moqua Claude en le chatouillant sous le menton, devine qui va m'accompagner là-haut ? !
- J'ai comme dans l'idée que tu penses à moi, non ?
- Ga-gné ! 
- Au ton que tu emploies, j'ai également dans l'idée qu'il ne s'agit pas de prendre l'ascenseur, je me trompe ? 
- Ga-gné !
- Je vois Mick, François et Annie faire la grimace. J'ai comme l'impression que ça ne va pas être simple cette histoire, s'inquiéta-t-il.
- Tout-juste !
- Dernière chose : pourquoi tu m'as appelé "ton biquet adoré" en me regardant bizarrement ?
- Parce que pour monter là-haut alors que la moitié de l'escalier est en ruine, voire n'existe carrément plus, il va te falloir vraiment avoir l'agilité d'un biquet, voilà pourquoi !
- Voilà l'explication pour "biquet", se renfrogna-t-il, mais pourquoi "adoré" puisque tu m'envoies dans un endroit où j'ai toutes les chances de me casser la figure ?
- Mais voyons : parce qu'après Dag, tu es l'animal que je préfère, bien sûr ! 
- Je suppose que venant de toi, c'est un compliment, répondit-il en regardant tous les autres éclater de rire !
- Biquet ou pas, prenez cette corde avec vous, dit François qui avait du mal à retrouver son sérieux, ça peut toujours être utile et soyez prudents surtout.
- J'espère qu'on n'attendra pas trop longtemps soupira Quentin.
- Ce n'est pas très galant de ta part, remarqua Claude, seul avec moi au sommet d'un donjon, n'es-tu pas sensible au romantique de la situation ?
- Tu trouves ça romantique toi, de devoir guetter des hurlements diaboliques en se glaçant les os en haut d'un donjon qui, par dessus le marché, risque de s'écrouler ?
- Tu n'es pas très poétique, non plus…
- Bon, on y va… Biquette ? ! "
Ils se dirigèrent vers une ouverture béante anciennement fermée par une lourde porte en chêne aujourd'hui disparue. L'ogive qui formait la partie supérieure de l'embrasure n'était également plus là. Seules subsistaient deux colonnes ouvragées qui flanquaient la porte de part et d'autre. Quelques mètres plus loin sur la gauche, un escalier de pierre très étroit pénétrait à l'intérieur de l'épaisse muraille. La première partie formait un colimaçon dont chaque révolution était éclairée par une meurtrière qui, outre la faible lumière qu'elle dispensait, avait le mérite d'indiquer qu'un étage venait d'être atteint. Les dix premiers mètres furent rapidement parcourus car cette partie était la mieux conservée, malgré quelques marches fendues ou cassées. Plus haut, les marches étaient scellées dans l'épaisseur de la muraille et couraient ainsi sur toute la largeur du donjon en même temps qu'elles s'enroulaient vers le sommet. À partir de là, les choses se compliquèrent singulièrement car, n'étant plus étroitement solidaires les unes des autres comme précédemment, de nombreuses marches étaient cassées et plus d'une sur deux avaient disparu. Celles qui restaient n'inspiraient pas grande confiance à Quentin, ni à Claude d'ailleurs. " C'est charmant chez toi, la taquina-t-il, mais on voit que tu n'y fais pas souvent le ménage ! "
Elle ne répondit pas car elle était occupée à trouver une prise à même la paroi pour franchir un espace où il manquait quatre marches d'affilé . 
" Si tu as l'intention de faire de l'alpinisme sur les murs, je te conseille de t'encorder. Je ne tiens pas à te récupérer en bas à la petite cuillère, tu as regardé en dessous ? "
En effet, les planchers de bois ayant disparu depuis longtemps, aucun étage ne venait s'interposer entre l'endroit où aboutissait l'escalier en colimaçon et le haut du donjon : une chute serait dramatique. 
" C'est bon, tu as raison, répondit-elle, donne moi ta corde, je vais m'attacher. De ton côté, fixe-la solidement autour de cette marche qui a l'air plus solide que les autres et je ferai pareil pour toi lorsque je serai passée. " 
Ainsi fut fait et ils progressèrent graduellement avec une lenteur et une précaution d'autant plus grande que le vertige commençait à les gagner. Puis, encordés l'un à l'autre, ils franchirent la presque totalité de la hauteur lorsqu'un dernier passage difficile se présenta. Deux marches étaient cassées dont ils ne restait plus que quelques centimètres en biseau qui saillaient du mur. De plus, ces quelques centimètres de pierre sur lesquels ils devaient prendre pied, étaient fortement inclinés vers le bas et n'offraient qu'une bien mauvaise adhérence à leurs chaussures avec en dessous d'eux, la quasi totalité de la hauteur du donjon à pic. 
" Tu as vraiment l'intention d'habiter ici plus tard ? l'interrogea Quentin.
- Absolument, affirma-t-elle, et tu pourras me rendre visite si tu veux.
- Il te faudra de sacrés dons de bricoleur pour réparer tout ça.
- J'y ai déjà pensé, figures-toi, j'ai l'intention de commencer petit à petit, et d'abord je… "
Claude ne finit pas sa phrase, en tâtonnant dans les aspérités du mur pour assurer une prise plus solide à sa main droite, elle venait de déranger un choucas qui s'envola bruyamment en criant. Claude surprise et effrayée sursauta en retirant sa main et glissa. Elle tomba en hurlant.
Quentin avait réagi sans chercher à comprendre. Lorsque le choucas avait surgi en croassant, il crut que quelque chose de terrible se passait et il se jeta contre les marches valides de l'escalier en les agrippant de toutes ses forces. Ce fut ce réflexe qui les sauva car, quand la corde se tendit sous le poids de Claude, la brutale secousse que Quentin ressentit dans les reins ne lui fit pas lâcher prise, bien qu'il n'en aurait pas fallu pas beaucoup plus. Mais s'il tenait bon, il n'en ressentait pas moins une vive douleur car la corde le cisaillait tant qu'il avait l'impression qu'elle lui rentrait dans les chairs. Claude de son côté, avait eu le souffle coupé par le choc et maintenant pendait sous l'escalier en oscillant doucement comme une araignée au bout de son fil.
" Ça va là haut ? lança-t-elle.
- Pas pour longtemps, si tu restes sans rien faire ! Dépêche-toi de reprendre pied sur les marches de derrière.
- Tiens bon ! "
Claude imprima un mouvement de balancier au cordage en prenant appui sur le mur avec les jambes. Chaque fois qu'elle arrivait en bout de course, elle donnait une impulsion qui augmentait son élan. Ainsi au bout de quelques va-et-vient effectués parallèlement à la paroi, elle finit par se rapprocher des marches situées derrière Quentin. Ce dernier tenait toujours bon, mais chaque déplacement de la corde lui mettait le dos à vif en lui transmettant une vive douleur qui lui arrachait des plaintes à travers ses dents serrées. 
" Ça y est ! " 
Claude agrippa convulsivement la marche qu'elle venait d'atteindre et prit appui avec sa jambe droite deux degrés plus bas. D'une traction des bras associée à un coup de rein, elle se redressa et se retrouva étendue sur le dos, un mètre derrière Quentin. Elle resta étendue là un moment, le temps de calmer les battements de son cœur et de retrouver son souffle. Enfin, elle s'assit les jambes encore tremblantes et se retourna vers Quentin. Immobile, il gisait recroquevillé sur lui même, Claude cria son nom tout en se précipitant sur lui. Elle le prit dans ses bras et le retourna doucement : il était très pâle et des larmes avaient coulé sur ses joues. Elle dénoua la corde pour le soulager et lui tâta les côtes pour vérifier qu'il n'avait rien de cassé. Elle ouvrit sa chemise et constata que le frottement de la corde l'avait comme brûlé par endroit, tandis qu'à d'autres, la peau arrachée saignait faiblement. Elle venait de se rendre compte des souffrances qu'elle venait de lui imposer pour assurer son salut. Elle le serra dans ses bras, " Oh ! Quentin ! C'est de ma faute ! " lui dit-elle en sentant qu'elle aussi, elle avait des larmes qui lui venaient aux yeux. 
" N'en profite tout de même pas trop pour me faire des câlins ! plaisanta Quentin en retrouvant ses esprits !
- Sale gosse, lui dit-elle en riant, tu m'as fait peur ! J'ai cru que tu avais quelque chose de cassé. Attends ! Ne bouge pas encore que je t'examine un peu.
- La prochaine fois, ne déjeune pas autant : tu seras moins lourde ! D'habitude, quand je pêche à la ligne, c'est un asticot qui gigote au bout de mon fil, pas une Claude !
- Triple idiot ! Appuis toi plutôt sur moi pour que je t'aide à te relever. Tout à l'heure, il faudra que je te soigne : tu vas avoir besoin de tout le tube de pommade à toi tout seul avec tous les jolis bleus que tu as !
- Si tu es une infirmière aussi délicate que tu es une douce fille, tu vas m'achever, oui !
- As-tu fini de te plaindre ? le gourmanda-t-elle. Allez ! Viens ! Il faut terminer l'escalade, tu te sens d'attaque ?
- Non, mais allons-y quand même, autant en finir tout de suite… Je vais passer devant cette fois. 
- Sois très prudent, ces bouts de marche glissent beaucoup et je n'ose pas penser à ce qu'il se passerait si la corde devait te brutaliser autant que tout à l'heure. "
Mais cette fois-ci tout se passa bien et ils se retrouvèrent bientôt au sommet installés sur une étroite plate-forme qui formait un anneau à l'intérieur des créneaux.
" Regarde ! Annie avait raison : nous sommes au-dessus du brouillard ! Pas de beaucoup, mais on peut enfin voir le ciel !
- Oui, ça fait du bien ! Il doit y avoir une vue magnifique, quand il fait beau !
- Je te crois ! J'ai le plus beau paysage de toute la Bretagne ! se rengorgea Claude sans aucune modestie !
- Écoute ! On nous appelle, il me semble, non ? "
En effet, la voix de François provenant d'en bas se distinguait difficilement, comme étouffée au travers d'un édredon.
" Oui, tout va bien, cria Claude en réponse à la question qu'elle devinait plus qu'elle entendait. "
Ils s'assirent au soleil retrouvé sur le rebord d'un créneau et discutèrent pour passer le temps.
" Avant de tomber, tu disais que tu ferais réparer ce château, comment t'y prendras-tu ? Ça coûtera une fortune !
- D'abord, j'aurai un bon métier et tout ce que je gagnerai servira aux réparations. Ensuite, je commencerai par les endroits qui sont les plus préservés et petit à petit avec le temps, je réparerai le reste.
- J'espère que tu es bon bricoleur ! En tous cas, n'oublie pas de faire mettre un ascenseur au donjon ! 
- A-t-on déjà vu ça ? dit-elle outrée. Et pourquoi pas le métro, tant que tu y es ! Oh ! Attends : cette fois ça y est ! "
Un grognement venait de se faire entendre en bas, suivi d'un hurlement d'animal. 
" On dirait que ça provient d'en dessous, tu entends ?
- Oui, tu as raison. Juste à l'aplomb de là où nous sommes. Avec les nappes de brume on ne voit rien, qu'est-ce qu'il y a à cet endroit ?
- La falaise. Le donjon et la partie des remparts qui s'en va vers la droite et que tu devines de ce côté, donnent sur le vide. À l'endroit où nous nous tenons, la hauteur de la falaise est sensiblement la même que celle du donjon.
- C'est accessible ?
- Non, ou alors très difficilement.
- Et par bateau ?
- On ne peut y accoster à ma connaissance. Peut-être qu'il est possible de débarquer quelqu'un en Zodiac à condition toutefois de ne pas laisser l'embarcation sur place, mais pour quoi faire ? Il n'y a que des roches abruptes à cet endroit. 
- Redescendons avertir les autres, maintenant.
- Attends un peu. Qu'est-ce que c'est que ça : cet espèce de ronflement ?
- Je l'entends aussi, c'est un peu comme une tondeuse à gazon, non ?
- Un hors-bord ! C'est sûrement un hors-bord, nous avons vu juste, je parie. Allons-y maintenant. "
La descente se déroula prudemment et bientôt ils furent sains et saufs parmi le reste du groupe dans la salle qui leur servait de campement.
" Donne-moi la trousse d'urgence, Annie : je vais jouer aux infirmières ! Installe-toi là, Quentin, et enlève ta chemise. "
Annie fut étonnée que Claude eut envie de "jouer à l'infirmière", car elle détestait d'habitude tout ce qui pouvait apparaître comme une activité féminine, mais bon, elle ne voulut pas la contrarier. La seule chose qui l'ennuyait, connaissant les manières sans douceur de sa cousine, c'est que Quentin risquait de passer un mauvais quart d'heure !
Claude commença à s'occuper des plaies de Quentin en même temps qu'elle tenait les autres au courant de leurs découvertes.
" Nous avons identifié l'origine des bruits : ils proviennent des rochers qui sont sous le donjon, arrête de gigoter, tu veux ? Nous pensons qu'il doit y avoir une grotte qu'on ne connaît pas à cet endroit, et… Arrête de crier Quentin : on ne s'entend plus ! Évidemment que ça fait mal : c'est de l'alcool ! Il faut bien désinfecter là où ça saigne, non ? Bon, je disais qu'il y avait sans doute une grotte, et là où ça devient intéressant, c'est que … Ben, oui ! "Ça pique" ! Quelle blague ! T'as vu l'état dans lequel tu es à cet endroit ? Comment veux-tu que ça ne te fasse pas mal ? "
Annie était horrifiée de voir avec quelle brusquerie le pauvre Quentin se faisait "soigner". Marc se bouchait les oreilles et fermait les yeux pour ne pas le voir, Mick et Thibaut se sentaient de plus en plus mal à l'aise et regardaient ailleurs, Jo cachait sa grimace en mettant sa main devant son visage et François tentait désespérément de se concentrer sur les bribes d'informations entrecoupées par les cris de douleur de Quentin et par les reproches de Claude.
" Où en étais-je ? Ah, oui ! Il y a sans doute une grotte qu'on ne connaît pas à l'aplomb du donjon, au niveau de la mer et à un endroit où il y a pleins de récifs. C'est d'ailleurs certainement pour ça que… Tiens ? J'avais pas vu que tu saignais là aussi : il va falloir que je te remette du désinfectant ! Heu ! Ah, oui ! Je disais que c'est sûrement la raison qui fait qu'on n'a jamais exploré cette portion de l'île. Elle est dangereuse et je n'ai jamais eu l'idée d'aller y risquer mes os pour simplement voir s'il n'y avait pas par hasard une grotte… 
Quentin, si tu m'interromps sans arrêt en criant, comment veux-tu que je raconte ? Je n'arrive même pas à entendre ce que je dis. Et je suis sûr François, que l'explication se trouve à cet endroit de l'île et que de ce fait, il ne peut plus être question de monstres de l'au-delà, pour la bonne raison que… C'est de la pommade : ça peut pas faire mal ! Mais non ! Je n'appuie pas comme une brute ! Quelle mauviette ! Je disais : pour la bonne raison que nous avons entendu un bruit de moteur hors-bord, ce qui signifie qu'il y a de l'humain là dessous, non ? Pour moi, tout devient clair : qui dit : moteur hors-bord, dit certainement : bateau pneumatique. Je dis ça parce que… Mais oui ! C'est bientôt fini ! Je dis ça parce qu'à mon avis, seul un bateau pneumatique possède l'agilité et la légèreté pour éviter ces écueils et encore, à condition que la mer soit calme, comme elle l'est presque toujours lorsqu'il y a du brouillard. N'aie pas peur : c'est un pansement ! Tout se tient, non ? D'après moi, c'est parce qu'il y a du brouillard et une mer calme, qu'un bateau vient à cet endroit trafiquer Dieu sait quoi, et c'est quand il est là qu'on entend les hurlements. Arrête de hurler ! J'en déduis donc que… ce sont des bandes pour panser ta blessure, arrête de bouger ! J'en déduis donc que les cris et hurlements n'apparaissent pas parce qu'il y a du brouillard, mais parce qu'il y a un bateau qui vient dans le 
brouillard ! Vous comprenez ? Maintenant il faut vérifier tout ça. Il n'y a qu'un moyen : il faut qu'on y… C'est ce que j'allais dire, Quentin : qu'on y aille ! Ah ? Tu disais "Aïe !" parce que tu as mal ? À moins bien sûr, que ce ne soient les démons dont parlait Jo, qui se baladent en Zodiac depuis trois semaines ! 
- Dis tout ce que tu veux sur moi, intervint la petite gitane, mais pour l'amour du Ciel : arrête de torturer ce pauvre garçon, c'est insoutenable !
- Pitié pour lui ! dirent les autres ! !
- Oh ! Oui ! Claude, s'il te plaît, arrête ! supplia Annie. C'est abominable ! Et puis tu vas l'étrangler avec ce bandage, ce n'est pas du tout comme ça qu'il faut faire !
- Ah ? Tu crois ? C'est vrai que ce n'est pas pratique ces bandelettes, d'abord il n'y en a jamais assez et au final on dirait que je l'ai transformé en momie égyptienne !
- Organise la suite avec les autres, dit Annie en écartant Claude de sa victime. Vous, les garçons, sortez prendre l'air, vous êtes tout pâles, on dirait que vous allez vous évanouir : ça suffit d'en avoir un à soigner ! Jo, vient m'aider à lui refaire son bandage, s'il te plaît.
- Tu es sûre qu'il est encore vivant ? ironisa Jo ! "
À l'extérieur, Claude et les garçons préparaient leur action. " Voilà ce que nous allons faire, dit François, une partie d'entre nous va descendre dans les souterrains examiner les environs du donjon et le reste couvrira notre retraite en cas de problème. S'il y a du danger, ils appelleront du secours avec le téléphone portable.
- Qui va rester ? interrogea Mick.
- Je pensais à Annie, à Marc, à Jo et vu ce qu'il vient de subir, à Quentin ou du moins à ce qu'il en reste, dit-il en coulant un regard de reproches à sa cousine qui rougit d'embarras !
- Prenons le matériel, mangeons auparavant un morceau et allons-y ! dit Mick. "
Un moment plus tard, François et Mick déplacèrent la lourde dalle de pierre qui masquait l'entrée des souterrains. Jo scrutait mal à l'aise, les ténèbres dans lesquels ils allaient descendre. 
" Ça me fait penser à un texte que j'ai étudié en poésie cette année. Ça ressemble à ce que décrivait Dante, un écrivain italien du quatorzième siècle, si je me souviens bien, déclara Jo.
- Qu'est-ce que ça disait ? demanda Mick.
- Je ne l'ai pas appris par cœur, mais c'était quelque chose comme " Avant moi, nulles choses ne furent créées / sauf les éternelles, et moi je dure éternellement / laissez toute espérance, vous qui entrez ".
- C'était quoi, ce texte bizarre ? demanda Claude.
- Un avertissement gravé sur une porte.
- Quelle porte ? demanda Thibaut.
- Celle des Enfers. 

 

 

Fin de l’extrait.

 

 

J.P. B.

Retour