LES DEUX FACES D’ENID BLYTON
Enid BLYTON, décédée il y a de cela six ans, demeure l’un des écrivains les plus connus de la planète et compte parmi les romanciers les plus populaires de récits pour enfants. Mais à quoi ressemblait celle dont le nom figure sur les jaquettes des livres ?
Par Catherine STOTT, à Londres
Pour la grande majorité des gens, Enid BLYTON était en apparence la créatrice bienveillante, souriante et travailleuse de l’adorable petit OUI-OUI, qui avait dévoué sa vie aux enfants du monde avec ses 600 livres. Mais pour ses intimes, c’était une femme d’une froideur extrême, aigrie et égocentrique, qui vivait sa vie dans un univers fantastique qu’elle s’était inventé car elle ne pouvait supporter la dureté du monde réel. Une biographie stupéfiante, parue à Londres de fraîche date, fait la lumière sur ces deux facettes de la même personne qu’était Enid BLYTON, l’un des auteurs les plus à succès et les plus controversés du monde. Enid BLYTON se montrait tellement cachottière sur certains aspects de sa vie de gamine, (elle naquit au-dessus d’une échoppe dans le sud-est de Londres ; son père était représentant en coutellerie de Sheffield), que même sa fille aînée Gillian BAVERSTOCK fut abasourdie à la lecture de cette nouveauté littéraire qui lui apprit une foule de choses jusqu’alors inconnues d’elle au sujet de sa mère. Gillian, qui est mariée au responsable de l’audiovisuel Donald BAVERSTOCK et qui habite un manoir de style Tudor situé dans le Yorkshire, est une dame cordiale, extravertie et pleine de charme. Elle me parla avec une grande franchise de sa mère et de leur relation. Elle me relata que durant sa prime jeunesse, elle n’osait point déranger l’auteure de ses jours lorsque celle-ci était plongée dans son travail. Elle ne me cacha pas que dans le temps, elle était autorisée à être en sa compagnie pendant seulement une heure par jour. Elle me décrivit les premières années de la vie de sa maman qui étaient remplies de tristesse, ce dont ses lecteurs ne s’étaient peut-être jamais doutés. Elle me raconta à quel point Enid BLYTON était proche de son père, qui lui apprit tout ce qu’il savait sur la nature, la musique, la poésie, et la brutalité du choc qu’elle avait reçu le jour où l’union déjà instable de ses parents finit par se rompre et où il quitta les siens alors qu’elle avait douze ans.
Gillian me dit que sa mère avait reproché à la sienne la dissolution du ménage et qu’elle ne la revoyait plus guère qu’à de rares occasions après avoir quitté son domicile à l’âge de 19 ans afin de suivre une formation d’institutrice. Elle me fit part de son refus de rendre visite à sa maman alors que cette dernière était moribonde, allant même jusqu’à éviter de participer aux funérailles maternelles sous prétexte qu’elle était trop occupée. En dépit de son énorme succès – on estime à 200 000 dollars* son revenu annuel – sa vie d’adulte n’était pas exempte de soucis. Son premier mariage se solda par un divorce, elle fit des fausses couches et, en dehors de ses enfants, elle n’avait pas grand talent pour les relations interpersonnelles. Malgré tout, aucune de ses tares ne transparut jamais dans ses écrits, qui coulaient implacablement de sa plume, à la manière dont se déverserait le flot d’un sac de sucre crevé.
« Elle
vivait dans deux milieux à part, j’en suis sûre », explique
Gillian BAVERSTOCK pensivement. Elle se retranchait probablement dans
ce monde magique qui était son échappatoire des tourments de sa
demeure de teenager. Et elle restait calfeutrée dans ce monde-là. »
« Elle en est restée si profondément meurtrie que lorsque son propre mariage – celui où son époux était mon père – se désagrégeait, elle s’est gardée de nous mettre au courant, ma sœur et moi, de la tournure dramatique que les événements avaient prise. Elle voulait nous épargner les traumatismes qu’elle-même avait vécus. » « Et voilà, mon père partit pour l’Amérique pendant la guerre. Ce fut la dernière fois que je le vis. » « Il est mort voici deux ans, deux semaines après que nous avions retrouvé sa trace. Snif ! J’aurais donné cher pour le revoir, maintenant que je réalise combien il raffolait de moi. » Enid BLYTON refusa inflexiblement la permission que sollicitait son ex-mari d’avoir accès à leurs filles. Ces dernières ne surent pas que leur père avait demandé à les voir. « Et j’ignore pourquoi, avoue Gillian BAVERSTOCK, manifestement déconcertée. Elle ne m’en a pas soufflé mot. Pour ma part, je m’explique mal son raisonnement, d’autant moins que son papa à elle, lui, était autorisé à venir la chercher chez elle après qu’il les a eu quittés. Seulement, chaque fois qu’il la ramenait à la maison, leur sortie terminée, elle avait le cœur gros de savoir qu’ils ne vivaient plus sous le même toit. » « Sans doute a-t-elle jugé que mieux valait pour nous une rupture totale – je sais qu’elle se faisait du mauvais sang parce qu’il buvait de l’alcool sans modération – mais à présent que je me rends compte combien il m’aimait, je suis vraiment peinée à la pensée qu’elle nous a refusé la permission de nous revoir. » Est-ce à dire qu’il s’agissait de deux personnes réunies en un seul et même être ? « Elle possédait deux faces, ça oui. Il y avait son côté de femme simple et heureuse, comblée par sa famille, mais aussi celui d’écrivaine, à qui il fallait le plus grand calme et qui ne pouvait tolérer que le fil de ses pensées soit interrompu. » « Même tout enfant, on avait soin de l’éviter pendant qu’elle était travaillait, sauf si une urgence se présentait. Il faut dire qu’elle écrivait jusqu’à 10 000 mots par jour. Nous ne la voyions qu’après goûter, ce, pendant une heure seulement. Et ce délai, nous devions le respecter rigoureusement. » « Elle ne s’impliquait pas beaucoup dans notre vie de tous les jours. Nous étions obligées de nous occuper à des jeux tranquilles au jardin si c’était là qu’elle travaillait ; sans cela, elle se fâchait. » Gillian ne trouvait-elle donc pas paradoxal que ce qui les séparait fût justement le fait que sa mère passât huit heures journellement à ravir les enfants des autres ? « Et comment, sourit-elle à regret. Je me suis toujours dit que c’était le comble de l’ironie. » « N’empêche, ces soixante minutes qu’elle m’accordait au quotidien font indéniablement partie des moments les plus privilégiés de mon existence. Les promenades à travers champs, la cueillette des fleurs dans les prairies, le plaisir de jardiner ensemble… sans compter les histoires amusantes ou spirituelles qu’elle me racontait. » « Tous ces couchers de soleil et ces chants d’oiseaux au sujet desquels elle a tant écrit lui tenaient vraiment à cœur. Et cet engouement, elle me l’a transmis. »
« Elle m’a donné le goût de ses passions pour que je puisse à mon tour prendre la relève et continuer, à partir de là, à les cultiver. Communiquer à quelqu’un son amour pour la nature ou pour la musique, par exemple, c’est lui offrir un cadeau génial. » « C’est cela l’essentiel. Et même si son travail avait creusé un fossé entre nous, je dois dire à sa décharge que j’ai connu la joie de m’asseoir sur ses genoux et d’écouter les histoires à mesure qu’elle les écrivait. » À entendre Gillian BAVERSTOCK parler de sa mère, je ne pouvais m’empêcher de penser que celle-ci me paraissait dépourvue de tout sentiment. Un tel jugement était-il fondé ?
« Je pense que oui. Comme vous pouvez le constater, il ne lui en coûtait pas beaucoup de rompre les liens. Tout cela remonte à son enfance, et à l’antipathie que sa mère lui inspirait. »
« Une partie d’elle a gardé son âme d’enfant. Voilà pourquoi elle pouvait encore, à son âge, jouir d’un couchant ou se délecter de voir s’épanouir les premières perce-neige. Au contraire de la plupart des grandes personnes, elle, n’a jamais perdu l’aptitude de savourer, autant que saurait le faire un enfant, la douceur d’un moment. »
* Il s’agit de dollars australiens. [N du T]
Source : “The Australian Women’s Weekly” – numéro du 16 octobre 1974
Traduit de l’anglais par Sreekrishnan SRINIVASAN, septembre 2017.
|