Interview d'Anthony Buckeridge
Alex Johnson
Nettement moins jeune que Harry Potter, beaucoup plus
aimable que William, moins surnaturel que Bobby Brewster, voici une bonne
cinquantaine d’années que Bennett, le jeune Anglais bien-aimé, a fait
son entrée au collège de Linbury. Alex Johnson parle avec son créateur,
Anthony Buckeridge.
Et maintenant voici l'interview...
Au collège, un
camarade de classe entreprenant et écumeux, et qui avait des ennuis, était
au fond un bon garçon. Si Anthony Buckeridge l’était ! Et il
s’appelait ...
« Bennett ! Un élève un peu fou, qui
n’avait pas son pareil pour se mettre dans des situations impossibles
quand il n’était encore qu’un collégien, raconte son auteur, âgé de
quatre-vingt-sept ans. Il m’a servi d’inspiration pour donner naissance
au personnage de Bennett. Mais je ne l’ai jamais vu après qu’il a quitté
le collège. Moi qui avais tant écrit sur sa vie de pensionnaire ! Aussi,
il y a deux ans, suis-je, en fin de compte, parvenu à prendre contact avec
lui. Il était temps ! Mon élève se trouvait à ce moment dans une maison
de repos en Nouvelle-Zélande. Enfin, je crois qu’il était amusé. »
Sans doute
faut-il qu’il soit également étonné. Depuis le temps que professeur et
élève se connaissaient l’un l’autre au collège, les vingt-cinq
histoires qui mettent en scène John Christopher Timothy Bennett et ses amis
de l’École élémentaire de Linbury se sont vendues à plus de six
millions d’exemplaires à travers le monde.
Les ouvrages originaux ont été traduits dans de nombreuses langues étrangères
telles que le français, l’allemand, l’espagnol, le néerlandais, le
gallois, le finnois, le suédois et même en chinois, hébreu et indonésien.
Les livres ont connu un énorme succès au pays des Vikings où trois films
long-métrage ont été tournés à partir des aventures du jeune Bennett.
Une série radiophonique a également été diffusée sur les ondes norvégiennes.
Il y a eu des émissions télévisées, une représentation théâtrale,
ainsi qu’une interprétation phonographique par Stephen Fry.
Dans tous les pays où il a été publié, Bennett a connu un succès étourdissant
: il est devenu l’un des garçons les plus célèbres de la planète.
C’est vers la
fin de la Seconde Guerre mondiale que l‘idée de Bennett a commencé à
germer dans l’esprit de Buckeridge : il se met à écrire des pièces
radiophoniques.
Le public anglais fait, pour la première fois, la connaissance de Bennett
et de ses compagnons du collège de Linbury en 1948 : parution de
“Children’s Hour”, à la radio.
Tout au début de sa carrière professionnelle, Anthony Buckeridge
travaillait dans une banque pour devenir plus tard un enseignant à l’École
élémentaire de St Laurence à Ramsgate.
« Tout était très différent en ce
temps-là, se souvient Buckeridge. Si l’on avait une idée d'écrire des
pièces de théâtre, il suffisait de la communiquer à la BBC pour que
celle-ci réponde le plus vite possible, en général, sous huitaine. Mais
maintenant, cela n'est plus possible tant qu'on refuse un
"pot-de-vin" aux rédacteurs corrompus, sans parler des délais
d'attente non précisés. De mon temps, on n'avait pas idée de cela ! »
Au fait, Anthony Buckeridge avait
l’intention de produire un seul et unique récit, mais, vu son succès, la
BBC avait suggéré à l’auteur d’écrire une série de six livres,
puis, encore six. Et ce n’était pas fini !
« Après cela, d’année en année, j’écrivais de plus en plus.
Beaucoup de mes idées qui se trouvent dans les pièces sont également présentes
dans nombre de mes titres, ajoute Buckeridge. Mais il m’a pourtant fallu
tout réécrire, dès le début jusqu’à la fin, et j’ai dû y apporter
certaines modifications. »
Au total, quelque soixante pièces ont paru dont la plupart ont été
malheureusement perdues.
La première aventure de Bennett date de 1950 : parution de « Jennings Goes
to School » (Bennett au collège). Ce titre a rencontré, dès sa sortie,
un succès phénoménal, tant en Grande-Bretagne qu’à l’étranger, grâce
au mélange subtil de drames héroï-comiques et de mésaventures désopilantes
de l’astucieux collégien.
« À peine mon premier titre a-t-il paru
que j'ai été convoqué à une réunion à Linbury : j’en ai profité
pour m'inspirer du collège, explique Buckeridge. Les garçons, poussés par
leur espièglerie naturelle, se livrent à leur fantaisie : l’un d’entre
eux se loge dans la tête une idée particulièrement bête. Il la poursuit
jusqu’à ce qu’un professeur s’en aperçoive et y fasse échec. Mais
dans la vraie vie, si vous vous faites une image de laisser l’action se dérouler
un pas de plus, vous finissez par vous trouver dans une situation cocasse »,
ajoute-t-il. « Ce que font ou disent les enfants semble souvent pure
absurdité aux grandes personnes. Celles-ci, de leur côté, ont du mal à
comprendre les petits. Les adultes, rassis comme ils le sont, voient d’un
mauvais œil ce qui paraît du plus haut comique aux gamins. Et au collège,
de telles situations ne manquaient pas », poursuit Anthony Buckeridge.
C’est précisément cette aptitude à
comprendre les enfants qui a fait des livres de Buckerigde un tel succès.
Prenons comme exemple le surnom du compagnon de collège de Bennett : Atkins.
Les initiales de celui-ci étant C.A.T, ses amis l’ont naturellement changé
en DOG, pour ensuite le prolonger à Dogsbody, ce qui faisait évidemment
une bouchée bien trop pleine ; aussi, ont-ils fini par le forger en Bod !
M. Wilkinson, le maître de la 3e division, tout confus, n’y comprend
rien, et ses élèves s’étranglent de rire !
Bien entendu,
Bennett n’était pas le seul à qui "ces choses-là" arrivent !
Anthony Buckeridge a également créé une autre sorte de Bennett : Rex
Milligan, dont les aventures se passent dans un lycée à Londres. Les
quatre livres sur les exploits de Milligan ont paru dans la b.d. londonienne
« Eagle ». Une émission sur Milligan avait même été programmée sur la
télévision anglaise. Mais assez curieusement, la série n’a jamais été
traduite en langue française...
Encore plus célèbre est William de Richmal Crompton. Les livres sur
William ont paru il y a plus de quatre-vingt ans mais ils sont toujours
aussi populaires. Cependant, le caractère de Bennett est clairement différent
de celui du personnage de William.
« C'est ma foi un garçon très chouette,
mais rebelle », commente le créateur de Bennett.
Contrairement à William, Bennett ne lui ressemble aucunement.
« Bien que mon élève ait la réputation de faire naître des histoires
sous ses pas, ce n’est pas un garçon difficile : « méchant », mais pas
« mauvais ». Il ne fait quelque chose de travers que pour faire plaisir
aux gens de son entourage ».
À mesure que paraissaient de nouveaux
titres, on ne tardait pas à les traduire en plein d’autres langues :
ainsi, Bennett qui, en anglais, s'appelle Jennings, porte le nom de Fredy en
Allemagne, et de Stompa en Norvège pour s’adapter à chaque nouveau marché
où il pénétrait.
« Il fallait inventer un nom facile pour les lèvres françaises », car un
Français ne peut quasiment pas prononcer correctement "Jennings"
! » reconnaît Thierry Chevrier, fan parisien d'Anthony Buckeridge, et
collectionneur passionné des livres de Bennett du monde entier.
Si les traducteurs y ont réussi !
« Voilà précisément
pourquoi Darbishire, le meilleur ami de Bennett, se nomme Mortimer dans la série
française », continue Chevrier.
De même, le professeur de Bennett s’appelle M. Wilkinson en France au
lieu de Mr Wilkins.
Pour tout franciser, le fameux cri du professeur Wilkie a été lui aussi
changé : « je... je... brrloum brrlloumpff ! » et non « I... I...
Corwhumph ! ».
« En effet, Olivier Séchan, le traducteur de la version française, m’a
fait remarquer que son défi principal à relever consistait à rendre ces
jolies expressions imagées anglaises dans la langue de Molière, dit
Buckeridge. J’ai toujours eu le sentiment que le langage est très
important pour capter l’essence même de la conversation des enfants. Dans
mon premier titre, j’ai employé les argotiques de garçons qui étaient,
dans le temps, à la mode. Mais au bout d’un an, je commençais à
inventer des expressions propres à moi : d’où la jolie « hameçons
fossilisés » ou « clodpoll » (une
expression particulièrement favorite chez Buckeridge). »
Cette dernière, qu’employait souvent
Bennett, était en effet d‘un registre familier. S’agit-il, là encore,
d’une invention de génie ? Buckeridge sourit, avant de s’empresser de répondre
:
« Ah, non !
Cette fois, il s’agit d’un mot élisabethain, mais qui colle
admirablement au sujet. »
Ainsi que l’opine son "pôpa",
Bennett, tout comme Enid Blyton, a été actualisé pour les enfants
d'aujourd'hui. Aussi convient-il d’éviter la dernière impression des
livres des Bennett tirée par la société d'édition anglaise John
Goodchild.
Anthony Buckeridge a toujours du mal à expliquer le succès du personnage
de sa création hors de son pays. Il se demande, par exemple, ce que peut
bien comprendre un jeune chinois dans un match de cricket auquel joue son
homologue anglais. « C’est déconcertant
! » s’exclame-t-il.
Au mois de juin 2000, lors de la 3e Réunion générale de Bennett qui
s’est tenue dans le Sussex, les fans ont profité de l'occasion pour
discuter de la vie au collège de Linbury avec Buckeridge et comparer leurs
collections personnelles.
Entre-temps, un site web dédié à Bennett (www.linbury-court.co.uk) a récemment
été construit. On vient d’ailleurs tout juste de sortir une collection
de pièces radiophoniques diffusées en 1948 et 1949, sous le nom de «
Jennings Sounds the Alarm ». Mais la maison d’édition annonce un déclin
rapide de la vente des livres de Bennett dont certains sont même épuisés.
« Il s’agit d’une série d’aventures plus âgée que celle de
William, m’a expliqué une porte-parole. Alors que le monde de William est
isolé (ses aventures se déroulent à une époque indéterminée), celui de
Bennett se situe à un moment donné. Les livres sur William sont comme une
série de contes de fée. »
Anthony
Buckeridge n’est cependant pas de cet avis et Thierry Chevrier souligne
que, depuis 1996, pas moins que dix titres de Bennett ont paru en France (et
ceci avec de jolies couvertures brochées).
« En ce moment, les maisons d’édition
n’en veulent plus, se désole
Buckeridge. Dans le cas contraire, je me consacrerai
avec grand plaisir à l’écriture d’un nouveau titre. »
Quel dommage !
Si tout le monde connaît Bennett le « collégien », on ignore sa vie
personnelle ou familiale.
Hormis quelques bonnes tantes qui lui témoignaient de la sympathie, la
famille de Bennett ne fait guère son entrée dans les récits : sans doute
une réflexion de la propre vie de l’écrivain.
« Mon père a été tué en 1917 pendant la
Première guerre mondiale alors que je n'étais encore qu'un gamin de sept
ans. J’ai gardé un souvenir très vague de lui. À l’âge de huit ans,
on m’a mis dans un pensionnat : aussi, ai-je grandi sans beaucoup de
sympathie de ma famille, sauf ma mère employée de bureau. »
Une question se pose à présent : le
sympathique professeur Carter est-il une personnalisation de Buckeridge ?
« Je me réjouis de l’idée que l’on
m'identifie parfois du professeur Carter, à tel point que lui et moi, nous
ne faisons qu'une et même personne, mais je dois dire que je ne mérite pas
un tel éloge ! rit de bon coeur Anthony Buckeridge.
-- Et Bennett grande personne ? risque Alex
Johnson.
-- Cette suggestion m’a toujours été des
plus déplaisantes, déclare Buckeridge en secouant négativement la tête.
Il se peut que Bennett soit devenu un ingénieur aujourd‘hui, et il y a de
fortes chances pour que Mortimer suive une carrière de bibliothécaire.
Mais franchement, à mes yeux, il ne peut y avoir que le Bennett tel qu’il
existe dans les livres : le collégien de onze ans, éternel. »
Propos recueillis par : Alex Johnson
www.quicksilver.co.uk
Traduit de l’anglais par : Srikrishnan Srinivasan
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