BENNETT |
Par Jim Mackenzie
A quoi tient la célébrité des « Bennett » ? Qu’est-ce qui en fait le charme ? Ces livres sont-ils toujours plébiscités par les enfants ? Jim Mackenzie raconte… C’était la première fois que mon fils de
11 ans visitait Londres. Après avoir passé un long moment à admirer les
corbeaux de la Tour, longé la Tamise et caressé les pigeons apprivoisés
qui nous ont mangé dans la main, Trafalgar Square, mon fils, ma femme et
moi nous nous retrouvâmes devant le portail du Palais de Justice d’Old
Bailey. « Dis, maman, ce château, là-bas, c’est un monument
historique ? » demanda mon fils en désignant du doigt le château
en briques grises. Prenant un ton sérieux, ma femme répondit : « C’est
la Haute Cour de Londres. » Le
regard vif de mon fils parcourut le bâtiment du rez-de-chaussée au toit,
et un éclair de mépris passa dans ses yeux. D’aussi
drôles de remarques que faisait mon fils me ramenèrent au temps où,
joyeux luron, je menais la vie dure à mes parents à moi ! Le souvenir
de ce malentendu élémentaire me rappela aussi les exploits de Bennett, ce
jeune collégien facétieux qui avait constamment des ennuis avec son
professeur, le tonitruant M. Wilkinson. Ses aboiements bien pires que ses
morsures sont censés avoir pour but de piquer ses élèves au vif. Mais le
professeur cache un cœur d’or sous des dehors bourrus. Il fait un ouin-ouin
de tous les diables rien que parce que Bennett inscrit dans le journal
intime qu’il tient la perte du bouton de manchette que le maître a égaré.
M. Wilkinson fait contraste avec son collègue, le doux M. Carter qui, ayant
longtemps enseigné au collège de Linbury, connaît beaucoup de choses sur
le fonctionnement des cerveaux juvéniles. Aussi, est-ce à lui qu’on
s’adresse toujours en cas d’ennui. Il y avait un temps fou que je
n’avais pas repensé à ces livres. Mais maintenant, j’évoque mes
souvenirs de jeune lecteur. Pré-adolescent, j’avais ri aux larmes à
chaque fois que je tenais entre les mains un « Bennett »
nouveau. C’est que ses histoires, très mal vieillies, sont tout
simplement géniales ! A mesure que nous prenons de l’âge, nous éprouvons
le besoin croissant de rire comme un bossu. Aussi, me décidai-je à courir
le risque de retrouver le plaisir de ma jeunesse. S’agissait-il seulement
d’une série de mots mal prononcés par les 10-12 ans qui nous faisait
rire aux éclats, mes camarades de classe et moi ? Un
après-midi qu’il pleuvait, je grimpai l’échelle donnant accès au
grenier. Au bout d’une demi-heure de recherche ardue, je sortis de derrière
une caisse bourrée de livres qui avaient fait le bonheur de mon fils un
exemplaire de « Bennett et la roue folle ». Que de souvenirs !
Ce monsieur, en arrière-plan, qui portait une ceinture de cuir brune autour
de la taille,… mais oui, c’était M. Wilkinson ! La couverture (si
écrasée soit-elle) montre aussi en avant-plan Bennett et Mortimer aux
prises avec la roue de char, qu’ils poussent non sans difficulté sur les
marches du perron du collège. Mes yeux se remplirent de larmes, non pas à
cause du nuage de poussière que j’avais soulevé en farfouillant le
capharnaüm, mais parce que cela me fit songer au temps où j’étais à
l’école. Pour moi, le mystère était complet. Qu’y avait-il de commun entre moi
qui avais fréquenté les écoles dirigées par les autorités du conseil régional
et ces jeunes élèves privilégiés du collège de Linbury qui faisait
partie du système scolaire public ? Question oiseuse : après tout, je
n’avais pas plus de point commun avec Bennett qu’avec Joe la Foudre, ce
fameux cosmonaute qui se baladait sur la lune dans une fusée spatiale, avec
Pocomoto qui faisait du cheval dans le Texas tel un cow-boy d’un western,
avec William dont la famille possédait un château ou avec le club des cinq
qui vivait plein d’aventures palpitantes ! Je
remis l’échelle en place, fermai la porte du grenier à clé,
redescendis, puis me mis à plat ventre en travers de mon lit. Quel plaisir
de redécouvrir Bennett et Cie ! La première chose que je constatai à la
lecture de cet ouvrage que j’avais oublié depuis des années, ce fut
l’interaction des personnages de l’œuvre de Buckeridge. Ouvrez ce livre
à la page où Bennett essaye d’écrire en langage chiffré. Pour ce
polisson, une invention comme celle-là, c’est simple comme bonjour.
C’est plus amusant de lire ces noms à l’envers que de les écrire.
Essayez donc pour voir ! Il vous suffit de lire le passage où Mortimer
se torture la langue afin d’articuler son nom à rebours pour que vous
remuiez vos lèvres ! Vous ne pouvez vous en empêcher ! Prononcer
Martin-Jones de droite à gauche est tout aussi difficile à accomplir. « Mais
quand Bennett essaya de lire à haute voix Bromwich-Hciwmorb,
Thompson-Nospmoht ou Brown-Nworb,
l’air résonna de grognements gutturaux et de coassements. » Je
ne peux résister à la tentation de relever le défi. Tandis que mes doigts
continuent de taper à la machine, j’en suis encore au milieu de Llewtolb
(Blotwell) ! Dans le chapitre suivant,
l’auteur nous livre la description d’un vélo de bien belle manière :
« Bennett fit la
grimace en apercevant sa bicyclette. C’était le plus haut, le plus pesant
et le plus antique clou qu’il eût jamais vu. La selle lui arrivait à
hauteur de la poitrine et le guidon se dressait dans les airs comme des
andouillers de cerf. » Un
peu plus tard, toujours dans le même chapitre, M. Lumley, qui loue les
bicyclettes, empoigne une clef anglaise et entreprend de baisser les deux
selles au maximum avec l’espoir de gagner quelques pennies
de plus. L’humoriste né qu’est Buckeridge laisse libre cours à
l’emploi d’ambiguïté, d’allitération et de calembours. L’onomatopée
de bruits cacophoniques qu’invente l’écrivain est parfaitement en adéquation
avec le vacarme général en provenance des bécanes des deux garçons. « Dès
le départ, il fut évident que le voyage serait bruyant. La tringle du
garde-boue de Bennett était dessoudée et s’accrochait aux rayons à
chaque tour de roue. A petite allure, cela produisait un ting-cling-ting
assez musical, mais si l’on accélérait, la note devenait plus stridente
et gémissait comme une sirène de police. Il y avait également un sourd plonk-plonk
régulier, qui provenait du fait que la roue n’était plus aussi ronde que
vingt ans auparavant. La bicyclette de Mortimer annonçait, elle aussi, son
approche par des bruits divers. Les deux pédales, faussées, heurtaient le
cadre à chaque tour. Celle de gauche émettait un kir-pink suraigu, tandis que celle de droite se contentait d’un kar-toumpf
assourdi. D’autres
parties du vélocipède ajoutaient grincements et cliquetis en diverses
tonalités. Le seul accessoire vraiment silencieux était le timbre, mais il
était difficile de s’en apercevoir, au milieu du vacarme général. »
Peut-on
imaginer leçon d’anglais plus réussie ? Je laisserai aux lecteurs qui n’ont pas encore lu un seul Bennett tout le
plaisir de prendre personnellement part à ses aventures. Aussi vaut-il
mieux ne pas citer ici d’autres exemples de tels jeux de mots. Ainsi, dans
un des titres de « Bennett », les garçons du dortoir 6 sont
enchantés d’apprendre que les mathématiques sont un langage bien qu’il
paraisse aux élèves aussi obscur que du chinois ! Même le professeur
de maths admet que c’est un moyen de communication universel. Les garçons
ne peuvent s’empêcher de bâiller sur leurs cahiers d’arithmétique,
tellement sont ennuyeux les problèmes sur les plus petits communs multiples
et les plus grands communs diviseurs, d’autant plus que M. Wilkinson les
ressasse comme un disque rayé répète interminablement la même chose. Dans un autre livre encore, pendant que le même professeur fait classe à
la troisième division, il dicte à toute vitesse l’énoncé du théorème
de Pythagore. Le pauvre Bromwich qui a du retard sur ses camarades, a pris
ses notes en abrégé ! Ainsi, quand Mortimer (qui a manqué le cours
de géométrie parce qu’il était à l’infirmerie) demande à Bromo de
lui prêter son cahier de maths. Après qu’il recopie sans difficulté la
figure, Morty se trouve devant un véritable rébus : « Dans un triangle rectangle, avait écrit Bromwich, carré de
l’hippo = somme carrés des 2 autres côtés. »
Mortimer, tout naturellement, n’y comprend rien. Que diable peut bien
vouloir dire un hippo ? Un hippodrome ? Un hippopotame occupant un
enclos carré dans un zoo ? Même le nom du « gars » qui a
découvert ce fameux théorème est mal interprété. Comment
s’appelle-t-il, déjà ? Pytha… Pica… Picasso ? Non, Picador ! Toutefois,
ce sont, non seulement les élèves, mais aussi les maîtres qui font des
fautes de prononciation. Le professeur, lorsqu’il demande la communication
à une petite gare, bafouille Riflesifle Groot, Rouflejoufle Seat avant de
faire un lapsus bien pire que tous les précédents : Ronflesifle Stop !
N’exagérons rien : il faut avouer que cette toute petite gare porte
un nom qui est une diction en soi : celui de Siflegifle Roof !
Comme Buckeridge excelle à conter ce genre de scènes drôles à se rouler
par terre ! Pour
votre plaisir, je crois devoir dire un mot à propos d’un petit épisode
dans « Bennett et ses grenouilles » qui m’a follement diverti.
Au cours d’une visite au village de Linbury, Bennett et Mortimer décident
de casser la croûte chez Mme Lumley. Au sortir de leur substantiel en-cas,
Bennett s’aperçoit que le cadenas à combinaison qui protégeait les
roues avant de leurs deux bicyclettes refuse de s’ouvrir. Ben a beau faire
tourner les disques, le cadenas refuse de céder. Il explique alors au
sergent Honeyball, qui effectue justement sa tournée, que le machin ne
s’ouvrira pas à moins de brouiller les bons chiffres, qu’il avait
malheureusement oubliés. Le représentant de la loi local lui suggère de
donner un coup de téléphone au collège et de demander à un professeur de
rafraîchir sa mémoire. Et Bennett de téléphoner. Lorsque la voix de M.
Carter se fait entendre au bout du fil : « Allô ! Ici,
Linbury 1588 » (qui est évidemment la date du désastre de l’Invincible
Armada, vous vous en doutez) le garçon pousse un cri de triomphe et ouvre
le cadenas en chantant : « Quinze cent quatre-vingt-huit ! Il ne faut tout de même pas sous-estimer le brio avec lequel Anthony
Buckeridge a écrit tous ces livres. Dans chaque ouvrage, l’action se
situe au cours d’un trimestre, si bien qu’à la fin de la lecture d’un
titre, le lecteur a vraiment l’impression d’un trimestre scolaire
entier. En ce qui concerne « Bennett et la roue folle », la
saison de l’année choisie est le trimestre de Pâques. C’est
d’ailleurs pour cela que l’illustration de couverture du titre en
question fait voir les personnages tout roulés, à cause du froid, dans
d’amples manteaux couleur rose cyclamen (édition anglaise). L’auteur
commence un sujet qu’il développe à mesure que le trimestre s’avance.
A l’approche des vacances, l’idée directrice atteint son apogée.
Cependant, Buckeridge, pendant qu’il y est, réussit à créer de plus
petits épisodes qui sont englobés dans le cadre du récit. Buckeridge
connaît mieux que personne l’art de tenir en haleine ses lecteurs
jusqu’au dernier chapitre, au dernier paragraphe. Ainsi, le thème du
journal intime de Bennett est-il présent tout au long de l’histoire.
Prenez par exemple le chapitre 2. Bennett est profondément touché par la
façon dont l’infirmière le défend contre la fureur de M. Wilkinson.
Celui-ci exige que Mme Smith renvoie le garçon en classe l’après-midi même.
Mais la bonne infirmière a le don de discerner du premier coup d’œil si
quelqu’un est vraiment souffrant ou fait semblant. Un seul regard sur
Bennett lui montre qu’il n’est pas aussi en forme que d’habitude. Fort
heureusement pour Bennett, il n’est évidemment pas question de faire ses
deux heures de retenue pour M. Wilkinson. Bennett veut offrir un présent à
la bonne Mme Smith en guise de cadeau de remerciement. Parallèlement, M.
Wilkinson, qui s’en veut de s’être montré brusque à l’égard de Mme
Smith, reconnaît son erreur et pense lui offrir un bouquet de fleurs en
gage de paix. Tous deux veulent faire cadeau à la gentille infirmière.
Bennett tient à lui offrir un vase en verre taillé tandis que M. Wilkinson
a l’intention de lui présenter un bouquet de fleurs. Mais l’infirmière
finit par recevoir une coupe en verre de la part de M. Wilkinson et des
perce-neige de Bennett ! L’écrivain apporte là une touche
d’ironie qui est un véritable chef d’œuvre en son genre. Le lecteur se
délecte dans cette belle histoire et une fois qu’il finit de la lire, il
se félicite. (Ce livre de Buckeridge, s’il est dédié aux jeunes,
n’est pas pour autant interdit aux grands qui y découvriront les trésors
d’un cœur d’enfant.) Les intrigues de presque tous les livres sur les exploits de « Bennett »
sont soigneusement raccordées l’une dans l’autre. Elles se nouent très
vite et à la fin du trimestre, le livre nous emporte dans un monde de
crescendo de fiascos. Buckeridge est capable de passer de situations
dramatiques en situations cocasses en peu de temps. Prenons comme exemple le
jour où MM Carter et Wilkinson organisent une sortie éducative à
Dunhambury. Après la visite au musée, M. Wilkinson, drapé dans sa dignité,
doit soutenir une conversation difficile, sur la vieille roue de tombereau
ayant appartenu au service de la Voirie et des Jardins Communaux, avec le
conservateur. Peu après, M. Wilkinson, obligé à débarrasser cette pièce
de ferraille du musée, la ramène à l’arrêt de l’autobus, est suivi
de près par des gamins aux voix criardes lançant des plaisanteries, deux
fillettes promenant leur petite sœur dans une voiture d’enfant et une
ribambelle de chiens errants. Comme la scène est bien décrite ! On lit avec plaisir les dialogues des protagonistes. Bennett et Mortimer
nous entraînent dans un monde d’exagération et d’hyperbole perpétuelles.
Un monde où personne ne se met en colère pour de bon. Les expressions imagées
qu’emploient les garçons nous font rire à en pleurer. « Tu fais
autant de bruit qu’un scaphandrier qui danse le boogie-woogie ! »,
« appât supersonique », « espèce de tête de diplodocus
mortimérique », « pots de peinture pétrifiés »… la
liste n’est pas exhaustive… Le lecteur suit avec délectation les cours
de français qui se déroulent la plupart du temps… dans l’ennui. Aucun
élève n’écoute le bla-bla-bla du professeur qui leur demande de
conjuguer des verbes irréguliers. Pour rompre la monotonie des cours et
mettre du piment dans la vie morne du collège, Bennett invente des farces.
L’auteur nous place vraiment tout près de ses héros ! Tout comme
Bennett et consorts, nous avons hâte de l’explosion volcanique de M. Wilkinson
qui exhale son fameux « brrloum-brloumpff ! » lorsqu’il
pose une question à un élève qui est « dans la lune ».
Buckeridge n’est certainement pas amer de l’emploi de telles expressions
qui nous chatouillent de rire ! Chaque nouvelle histoire de Bennett est
une vraie mine de vocabulaire dans laquelle nous nous plongeons avec délices. La fertilité de l’imagination de l’écrivain et sa bonne mémoire de
ses expériences en tant que maître d’école font que chaque livre dans
la série regorge d’exemples d’agilité verbale qui plaisent au lecteur.
L’humour particulier qui émaillent tous ces merveilleux romans appréciés
de par le monde vous donnent l’envie de les lire ou de les relire. Dans
la série de « Bennett », des personnages secondaires
apparaissent dans le mini-monde qu’est le collège de Linbury. Depuis
Binns junior (inévitablement Roinuj Snnib dans le fameux journal !) et
Blotwell, les deux benjamins des soixante-dix-neuf élèves du collège,
jusqu’au père Hawker, le gardien de nuit, au vieux père Cordon, le préposé
à l’entretien ou encore à Mme Hackett, la cuisinière, Buckeridge se débrouille
pour faire appel même à tous les gens de maison dans ses livres. Nous
sommes saufs dans ces romans, même si des personnages de gendarmes désagréables,
de voleurs inexpérimentés ou de bouillants sapeurs-pompiers font plus
d’une fois leur ‘entrée’ au collège. Le temps, bien qu’omniprésent,
ne semble pour autant avoir aucune prise sur nos amis : tout au long de
la série, Bennett et ses copains sont en troisième division ! C’est
sans doute pour cela que cette série a perduré et pérennise encore auprès
de la génération d’enfants d’aujourd’hui. Ici, c’est un monde
passionnant et immortel. Anthony Buckeridge est ce pédagogue du Sussex que
ses livres ont rendu célèbre. Ses livres d’ailleurs s’adressent à la
jeunesse, comme il se doit pour un bon instituteur qui aime les enfants.
L’inventivité du romancier, l’exubérance des garçons mis en scène,
le soin qu’il apporte à l’écriture de tout un chacun de ses livres
sont les raisons pour lesquelles Anthony Buckeridge reste toujours l’un
des auteurs préférés des enfants.
Texte original de Jim Mackenzie. Texte français de Srikrishnan Srinivasan. (Les textes en bleu foncé
sont extraits de « Bennett et la roue folle », Ed. Hachette.) Merci
à Jim Mackenzie qui a autorisé la traduction de son article passionnant : |