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BENNETT
D' ANTHONY BUCKERIDGE


 

 


La pérennité des livres d’Anthony Buckeridge

 

Par Jim Mackenzie

 

 

 

A quoi tient la célébrité des « Bennett » ? Qu’est-ce qui en fait le charme ? Ces livres sont-ils toujours plébiscités par les enfants ? Jim Mackenzie raconte…  

C’était la première fois que mon fils de 11 ans visitait Londres. Après avoir passé un long moment à admirer les corbeaux de la Tour, longé la Tamise et caressé les pigeons apprivoisés qui nous ont mangé dans la main, Trafalgar Square, mon fils, ma femme et moi nous nous retrouvâmes devant le portail du Palais de Justice d’Old Bailey.

« Dis, maman, ce château, là-bas, c’est un monument historique ? » demanda mon fils en désignant du doigt le château en briques grises.

Prenant un ton sérieux, ma femme répondit :

« C’est la Haute Cour de Londres. »

Le regard vif de mon fils parcourut le bâtiment du rez-de-chaussée au toit, et un éclair de mépris passa dans ses yeux.  
« Mais cette cour n’a pas du tout l’air haute ! » fit-il d’une voix déçue.

 

D’aussi drôles de remarques que faisait mon fils me ramenèrent au temps où, joyeux luron, je menais la vie dure à mes parents à moi ! Le souvenir de ce malentendu élémentaire me rappela aussi les exploits de Bennett, ce jeune collégien facétieux qui avait constamment des ennuis avec son professeur, le tonitruant M. Wilkinson. Ses aboiements bien pires que ses morsures sont censés avoir pour but de piquer ses élèves au vif. Mais le professeur cache un cœur d’or sous des dehors bourrus. Il fait un ouin-ouin de tous les diables rien que parce que Bennett inscrit dans le journal intime qu’il tient la perte du bouton de manchette que le maître a égaré. M. Wilkinson fait contraste avec son collègue, le doux M. Carter qui, ayant longtemps enseigné au collège de Linbury, connaît beaucoup de choses sur le fonctionnement des cerveaux juvéniles. Aussi, est-ce à lui qu’on s’adresse toujours en cas d’ennui. Il y avait un temps fou que je n’avais pas repensé à ces livres. Mais maintenant, j’évoque mes souvenirs de jeune lecteur. Pré-adolescent, j’avais ri aux larmes à chaque fois que je tenais entre les mains un « Bennett » nouveau. C’est que ses histoires, très mal vieillies, sont tout simplement géniales ! A mesure que nous prenons de l’âge, nous éprouvons le besoin croissant de rire comme un bossu. Aussi, me décidai-je à courir le risque de retrouver le plaisir de ma jeunesse. S’agissait-il seulement d’une série de mots mal prononcés par les 10-12 ans qui nous faisait rire aux éclats, mes camarades de classe et moi ?

 

Un après-midi qu’il pleuvait, je grimpai l’échelle donnant accès au grenier. Au bout d’une demi-heure de recherche ardue, je sortis de derrière une caisse bourrée de livres qui avaient fait le bonheur de mon fils un exemplaire de « Bennett et la roue folle ». Que de souvenirs ! Ce monsieur, en arrière-plan, qui portait une ceinture de cuir brune autour de la taille,… mais oui, c’était M. Wilkinson ! La couverture (si écrasée soit-elle) montre aussi en avant-plan Bennett et Mortimer aux prises avec la roue de char, qu’ils poussent non sans difficulté sur les marches du perron du collège. Mes yeux se remplirent de larmes, non pas à cause du nuage de poussière que j’avais soulevé en farfouillant le capharnaüm, mais parce que cela me fit songer au temps où j’étais à l’école.

Pour moi, le mystère était complet. Qu’y avait-il de commun entre moi qui avais fréquenté les écoles dirigées par les autorités du conseil régional et ces jeunes élèves privilégiés du collège de Linbury qui faisait partie du système scolaire public ? Question oiseuse : après tout, je n’avais pas plus de point commun avec Bennett qu’avec Joe la Foudre, ce fameux cosmonaute qui se baladait sur la lune dans une fusée spatiale, avec Pocomoto qui faisait du cheval dans le Texas tel un cow-boy d’un western, avec William dont la famille possédait un château ou avec le club des cinq qui vivait plein d’aventures palpitantes !

Je remis l’échelle en place, fermai la porte du grenier à clé, redescendis, puis me mis à plat ventre en travers de mon lit. Quel plaisir de redécouvrir Bennett et Cie ! La première chose que je constatai à la lecture de cet ouvrage que j’avais oublié depuis des années, ce fut l’interaction des personnages de l’œuvre de Buckeridge. Ouvrez ce livre à la page où Bennett essaye d’écrire en langage chiffré. Pour ce polisson, une invention comme celle-là, c’est simple comme bonjour. C’est plus amusant de lire ces noms à l’envers que de les écrire. Essayez donc pour voir ! Il vous suffit de lire le passage où Mortimer se torture la langue afin d’articuler son nom à rebours pour que vous remuiez vos lèvres ! Vous ne pouvez vous en empêcher ! Prononcer Martin-Jones de droite à gauche est tout aussi difficile à accomplir.

« Mais quand Bennett essaya de lire à haute voix Bromwich-Hciwmorb, Thompson-Nospmoht ou Brown-Nworb, l’air résonna de grognements gutturaux et de coassements. »

 

Je ne peux résister à la tentation de relever le défi. Tandis que mes doigts continuent de taper à la machine, j’en suis encore au milieu de Llewtolb (Blotwell) ! Dans le chapitre suivant, l’auteur nous livre la description d’un vélo de bien belle manière : « Bennett fit la grimace en apercevant sa bicyclette. C’était le plus haut, le plus pesant et le plus antique clou qu’il eût jamais vu. La selle lui arrivait à hauteur de la poitrine et le guidon se dressait dans les airs comme des andouillers de cerf. »

 

Un peu plus tard, toujours dans le même chapitre, M. Lumley, qui loue les bicyclettes, empoigne une clef anglaise et entreprend de baisser les deux selles au maximum avec l’espoir de gagner quelques pennies de plus. L’humoriste né qu’est Buckeridge laisse libre cours à l’emploi d’ambiguïté, d’allitération et de calembours. L’onomatopée de bruits cacophoniques qu’invente l’écrivain est parfaitement en adéquation avec le vacarme général en provenance des bécanes des deux garçons.

« Dès le départ, il fut évident que le voyage serait bruyant. La tringle du garde-boue de Bennett était dessoudée et s’accrochait aux rayons à chaque tour de roue. A petite allure, cela produisait un ting-cling-ting assez musical, mais si l’on accélérait, la note devenait plus stridente et gémissait comme une sirène de police. Il y avait également un sourd plonk-plonk régulier, qui provenait du fait que la roue n’était plus aussi ronde que vingt ans auparavant. La bicyclette de Mortimer annonçait, elle aussi, son approche par des bruits divers. Les deux pédales, faussées, heurtaient le cadre à chaque tour. Celle de gauche émettait un kir-pink suraigu, tandis que celle de droite se contentait d’un kar-toumpf assourdi. D’autres parties du vélocipède ajoutaient grincements et cliquetis en diverses tonalités. Le seul accessoire vraiment silencieux était le timbre, mais il était difficile de s’en apercevoir, au milieu du vacarme général. »  

 


Illustration : Daniel Billon

 

Peut-on imaginer leçon d’anglais plus réussie ?

Je laisserai aux lecteurs qui n’ont pas encore lu un seul Bennett tout le plaisir de prendre personnellement part à ses aventures. Aussi vaut-il mieux ne pas citer ici d’autres exemples de tels jeux de mots. Ainsi, dans un des titres de « Bennett », les garçons du dortoir 6 sont enchantés d’apprendre que les mathématiques sont un langage bien qu’il paraisse aux élèves aussi obscur que du chinois ! Même le professeur de maths admet que c’est un moyen de communication universel. Les garçons ne peuvent s’empêcher de bâiller sur leurs cahiers d’arithmétique, tellement sont ennuyeux les problèmes sur les plus petits communs multiples et les plus grands communs diviseurs, d’autant plus que M. Wilkinson les ressasse comme un disque rayé répète interminablement la même chose.

Dans un autre livre encore, pendant que le même professeur fait classe à la troisième division, il dicte à toute vitesse l’énoncé du théorème de Pythagore. Le pauvre Bromwich qui a du retard sur ses camarades, a pris ses notes en abrégé ! Ainsi, quand Mortimer (qui a manqué le cours de géométrie parce qu’il était à l’infirmerie) demande à Bromo de lui prêter son cahier de maths. Après qu’il recopie sans difficulté la figure, Morty se trouve devant un véritable rébus : « Dans un triangle rectangle, avait écrit Bromwich, carré de l’hippo = somme carrés des 2 autres côtés. » Mortimer, tout naturellement, n’y comprend rien. Que diable peut bien vouloir dire un hippo ? Un hippodrome ? Un hippopotame occupant un enclos carré dans un zoo ? Même le nom du « gars » qui a découvert ce fameux théorème est mal interprété. Comment s’appelle-t-il, déjà ? Pytha… Pica… Picasso ? Non, Picador !

 

Toutefois, ce sont, non seulement les élèves, mais aussi les maîtres qui font des fautes de prononciation. Le professeur, lorsqu’il demande la communication à une petite gare, bafouille Riflesifle Groot, Rouflejoufle Seat avant de faire un lapsus bien pire que tous les précédents : Ronflesifle Stop ! N’exagérons rien : il faut avouer que cette toute petite gare porte un nom qui est une diction en soi : celui de Siflegifle Roof ! Comme Buckeridge excelle à conter ce genre de scènes drôles à se rouler par terre !

 

Pour votre plaisir, je crois devoir dire un mot à propos d’un petit épisode dans « Bennett et ses grenouilles » qui m’a follement diverti. Au cours d’une visite au village de Linbury, Bennett et Mortimer décident de casser la croûte chez Mme Lumley. Au sortir de leur substantiel en-cas, Bennett s’aperçoit que le cadenas à combinaison qui protégeait les roues avant de leurs deux bicyclettes refuse de s’ouvrir. Ben a beau faire tourner les disques, le cadenas refuse de céder. Il explique alors au sergent Honeyball, qui effectue justement sa tournée, que le machin ne s’ouvrira pas à moins de brouiller les bons chiffres, qu’il avait malheureusement oubliés. Le représentant de la loi local lui suggère de donner un coup de téléphone au collège et de demander à un professeur de rafraîchir sa mémoire. Et Bennett de téléphoner. Lorsque la voix de M. Carter se fait entendre au bout du fil : « Allô ! Ici, Linbury 1588 » (qui est évidemment la date du désastre de l’Invincible Armada, vous vous en doutez) le garçon pousse un cri de triomphe et ouvre le cadenas en chantant :

« Quinze cent quatre-vingt-huit !
Allons, Morty, partons vite !
Puisque j’ai trouvé la date,
Nous ne rentrerons pas à pattes !
Armada, Armada !
Tsouin, tsouin, tsouin, tagada ! »      

Il ne faut tout de même pas sous-estimer le brio avec lequel Anthony Buckeridge a écrit tous ces livres. Dans chaque ouvrage, l’action se situe au cours d’un trimestre, si bien qu’à la fin de la lecture d’un titre, le lecteur a vraiment l’impression d’un trimestre scolaire entier. En ce qui concerne « Bennett et la roue folle », la saison de l’année choisie est le trimestre de Pâques. C’est d’ailleurs pour cela que l’illustration de couverture du titre en question fait voir les personnages tout roulés, à cause du froid, dans d’amples manteaux couleur rose cyclamen (édition anglaise). L’auteur commence un sujet qu’il développe à mesure que le trimestre s’avance. A l’approche des vacances, l’idée directrice atteint son apogée. Cependant, Buckeridge, pendant qu’il y est, réussit à créer de plus petits épisodes qui sont englobés dans le cadre du récit. Buckeridge connaît mieux que personne l’art de tenir en haleine ses lecteurs jusqu’au dernier chapitre, au dernier paragraphe. Ainsi, le thème du journal intime de Bennett est-il présent tout au long de l’histoire. Prenez par exemple le chapitre 2. Bennett est profondément touché par la façon dont l’infirmière le défend contre la fureur de M. Wilkinson. Celui-ci exige que Mme Smith renvoie le garçon en classe l’après-midi même. Mais la bonne infirmière a le don de discerner du premier coup d’œil si quelqu’un est vraiment souffrant ou fait semblant. Un seul regard sur Bennett lui montre qu’il n’est pas aussi en forme que d’habitude. Fort heureusement pour Bennett, il n’est évidemment pas question de faire ses deux heures de retenue pour M. Wilkinson. Bennett veut offrir un présent à la bonne Mme Smith en guise de cadeau de remerciement. Parallèlement, M. Wilkinson, qui s’en veut de s’être montré brusque à l’égard de Mme Smith, reconnaît son erreur et pense lui offrir un bouquet de fleurs en gage de paix. Tous deux veulent faire cadeau à la gentille infirmière. Bennett tient à lui offrir un vase en verre taillé tandis que M. Wilkinson a l’intention de lui présenter un bouquet de fleurs. Mais l’infirmière finit par recevoir une coupe en verre de la part de M. Wilkinson et des perce-neige de Bennett ! L’écrivain apporte là une touche d’ironie qui est un véritable chef d’œuvre en son genre. Le lecteur se délecte dans cette belle histoire et une fois qu’il finit de la lire, il se félicite. (Ce livre de Buckeridge, s’il est dédié aux jeunes, n’est pas pour autant interdit aux grands qui y découvriront les trésors d’un cœur d’enfant.)  

Les intrigues de presque tous les livres sur les exploits de « Bennett » sont soigneusement raccordées l’une dans l’autre. Elles se nouent très vite et à la fin du trimestre, le livre nous emporte dans un monde de crescendo de fiascos. Buckeridge est capable de passer de situations dramatiques en situations cocasses en peu de temps. Prenons comme exemple le jour où MM Carter et Wilkinson organisent une sortie éducative à Dunhambury. Après la visite au musée, M. Wilkinson, drapé dans sa dignité, doit soutenir une conversation difficile, sur la vieille roue de tombereau ayant appartenu au service de la Voirie et des Jardins Communaux, avec le conservateur. Peu après, M. Wilkinson, obligé à débarrasser cette pièce de ferraille du musée, la ramène à l’arrêt de l’autobus, est suivi de près par des gamins aux voix criardes lançant des plaisanteries, deux fillettes promenant leur petite sœur dans une voiture d’enfant et une ribambelle de chiens errants. Comme la scène est bien décrite !

On lit avec plaisir les dialogues des protagonistes. Bennett et Mortimer nous entraînent dans un monde d’exagération et d’hyperbole perpétuelles. Un monde où personne ne se met en colère pour de bon. Les expressions imagées qu’emploient les garçons nous font rire à en pleurer. « Tu fais autant de bruit qu’un scaphandrier qui danse le boogie-woogie ! », « appât supersonique », « espèce de tête de diplodocus mortimérique », « pots de peinture pétrifiés »… la liste n’est pas exhaustive… Le lecteur suit avec délectation les cours de français qui se déroulent la plupart du temps… dans l’ennui. Aucun élève n’écoute le bla-bla-bla du professeur qui leur demande de conjuguer des verbes irréguliers. Pour rompre la monotonie des cours et mettre du piment dans la vie morne du collège, Bennett invente des farces. L’auteur nous place vraiment tout près de ses héros ! Tout comme Bennett et consorts, nous avons hâte de l’explosion volcanique de M. Wilkinson qui exhale son fameux « brrloum-brloumpff ! » lorsqu’il pose une question à un élève qui est « dans la lune ». Buckeridge n’est certainement pas amer de l’emploi de telles expressions qui nous chatouillent de rire ! Chaque nouvelle histoire de Bennett est une vraie mine de vocabulaire dans laquelle nous nous plongeons avec délices.

La fertilité de l’imagination de l’écrivain et sa bonne mémoire de ses expériences en tant que maître d’école font que chaque livre dans la série regorge d’exemples d’agilité verbale qui plaisent au lecteur. L’humour particulier qui émaillent tous ces merveilleux romans appréciés de par le monde vous donnent l’envie de les lire ou de les relire.

Dans la série de « Bennett », des personnages secondaires apparaissent dans le mini-monde qu’est le collège de Linbury. Depuis Binns junior (inévitablement Roinuj Snnib dans le fameux journal !) et Blotwell, les deux benjamins des soixante-dix-neuf élèves du collège, jusqu’au père Hawker, le gardien de nuit, au vieux père Cordon, le préposé à l’entretien ou encore à Mme Hackett, la cuisinière, Buckeridge se débrouille pour faire appel même à tous les gens de maison dans ses livres. Nous sommes saufs dans ces romans, même si des personnages de gendarmes désagréables, de voleurs inexpérimentés ou de bouillants sapeurs-pompiers font plus d’une fois leur ‘entrée’ au collège. Le temps, bien qu’omniprésent, ne semble pour autant avoir aucune prise sur nos amis : tout au long de la série, Bennett et ses copains sont en troisième division ! C’est sans doute pour cela que cette série a perduré et pérennise encore auprès de la génération d’enfants d’aujourd’hui. Ici, c’est un monde passionnant et immortel. Anthony Buckeridge est ce pédagogue du Sussex que ses livres ont rendu célèbre. Ses livres d’ailleurs s’adressent à la jeunesse, comme il se doit pour un bon instituteur qui aime les enfants. L’inventivité du romancier, l’exubérance des garçons mis en scène, le soin qu’il apporte à l’écriture de tout un chacun de ses livres sont les raisons pour lesquelles Anthony Buckeridge reste toujours l’un des auteurs préférés des enfants.

 

 

 

Texte original de Jim Mackenzie.

Texte français de Srikrishnan Srinivasan.

 

(Les textes en bleu foncé sont extraits de « Bennett et la roue folle », Ed. Hachette.)

Merci à Jim Mackenzie qui a autorisé la traduction de son article passionnant :
http://www.penrithcity.nsw.gov.au/usrpages/collect/Buckeridge.htm

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