Conte
de Noël La semaine qui
précéda Noël
Assis
sous la lampe autour de la table, les Jameson faisaient leurs projets de
Noël. Il y avait là trois enfants, Ronnie, Ellen et Betsy, plus leur mère.
Malheureusement, Papa ne serait pas des leurs le 25 décembre, car il se
trouvait très loin, par-delà les océans. « Mes enfants, écoutez-moi, dit
Maman, nous ne sommes pas très riches. Nous allons donc devoir surveiller
nos dépenses. Il est hors de question de nous payer une dinde, c’est trop
cher, mais un beau poulet la remplacera très bien. J’ai déjà préparé un
plum-pudding, un magnifique. Et j’achèterai autant de fruits que possible.
Peut-être pourrais-je même faire l’emplette de mandarines pour la
circonstance. Après tout, Noël est exceptionnel. — Est-ce que nous
pourrons avoir un sapin ? demanda Betsy. Faute d’un grand, même un tout
petit ferait l’affaire ». Betsy avait dix ans, et elle adorait les arbres
de Noël décorés de scintillants multicolores. « Je verrai », répondit
Maman en l’inscrivant sur sa liste. Puis de reprendre : « Pour le
gâteau du réveillon, il ne me reste plus qu’à le recouvrir de glaçage et à y
poser des figurines. Et ce serait bien le diable si je ne trouvais pas un
père Noël rouge à planter dedans. » Ce « sujet » aussi, elle le coucha
sur sa feuille, avant d’ajouter quelques lignes. « Qu’est-ce que tu
écris ? » voulut savoir Betsy en se penchant. Leur mère se hâta de cacher
les mots de ses mains. « Voyons, je prends tout simplement note de vos
cadeaux à tous les trois, ceux que vous m’avez réclamés pour Noël. C’est le
secret de Polichinelle, puisque c’est vous-mêmes qui m’en avez fait part. Je
vais faire l’impossible pour vous les dénicher. En attendant, gardons
l’esprit de Noël. » Betsy rêvait d’un grand poupon. Bien que, à dix ans,
elle eût déjà passé l’âge de s’amuser avec des poupées, elle n’en avait
jamais possédé qui ne fût rien qu’à elle. Il fallait qu’elle se dépêchât
avant d’être vraiment trop vieille ! Ronnie, lui, convoitait une
maquette d’avion. Il l’avait vue dans une vitrine et en avait tout de suite
eu envie. Ce serait merveilleux d’assembler les différentes pièces du modèle
réduit et de construire son propre appareil miniature. Après, il pourrait
l’emporter à l’école et le faire voler devant les copains. Ellen, pour sa
part, avait manifesté le désir de recevoir une corbeille à ouvrage. Elle
pourrait y ranger ses aiguilles, ses bobines de fil et ses cotons, ses
ciseaux, tout son nécessaire de couture. À quatorze ans, elle se montrait
déjà habile couturière. Quand les trois enfants eurent fini de discuter
de ce qui leur faisait envie, Ellen confia à ses frère et sœur : « Tous
ces cadeaux coûtent assez cher, leur expliqua-t-elle. Si Maman ne peut pas
nous les offrir, il ne faudra pas être déçu, même si c’est elle-même qui a
insisté pour que nous lui fassions part de nos vœux. Par exemple, je sais ce
qu’elle veut, elle : un sac à main neuf. Ils coûtent les yeux de la tête,
mais en cassant notre tirelire, nous allons pouvoir lui acheter le rouge que
nous avons vu l’autre jour : il vaut trente shillings. » Leurs
préparatifs de Noël, qui donnaient lieu à des discussions passionnantes,
allaient bon train. Depuis le départ de leur paternel pour l’étranger, Mrs.
Jameson discutait de tout avec ses enfants. Ces derniers n’ignoraient donc
pas que l’argent lui faisait parfois défaut ; aussi lui apportaient-ils leur
contribution dans la mesure de leurs moyens. « J’irai faire mes achats de
Noël demain, annonça-t-elle. J’en profiterai pour distribuer le bulletin
paroissial pour le M. le curé, parce que sa sœur, qui s’en charge en temps
normal, est malade. Quand j’en aurai terminé avec cette besogne, je me
rendrai chez le marchand de volailles passer la commande du poulet, puis, de
là, chez le fruitier, et enfin, à la pâtisserie. Quand aux papillotes, je
veux bien en acheter, à condition qu’elles soient abordables. S’il me reste
encore du temps après, je vous achèterai vos cadeaux de Noël. Vous voyez
alors que vous ne devez pas m’accompagner ni les uns ni les autres. — Je
veux bien faire la tournée des bulletins à ta place, maman » proposa Ronnie.
Mais Mrs. Jameson secoua la tête. « Non, c’est demain que ton collège
ferme ses portes. Tu auras donc fort à faire. Et puis, n’es-tu pas l’un des
élèves qui s’est offert pour retourner à l’école dans l’après-midi et aider
à la nettoyer ? — C’est vrai », reconnut-il. Elle était fière de son
fils, parce qu’il se proposait toujours pour rendre service. « Mais je
serai rentré pour l’heure du goûter », acheva-t-il. Le lendemain était
également le dernier jour de classe à l’école de filles, de sorte que les
enfants disposeraient d’une semaine avant Noël. Mais ils n’auraient pas trop
de cette huitaine pour décorer la maison avec du houx sentant bon la forêt,
confectionner des banderoles en papier destinées à être accrochées aux murs,
préparer l’arbre de Noël, dessiner des cartes de vœux ; bref, se livrer aux
plaisirs qui précèdent le jour de Noël ! « Ellen, dit Mrs. Jameson le
lendemain au début de l’après-midi, mets la bouilloire sur le feu pour le
thé. Dresse aussi la table, parce que je ne rentrerai que très tard dans la
soirée après toutes ces courses qui m’attendent. J’essaierai de ne pas trop
m’attarder, mais la distribution des bulletins paroissiaux me prendra un
temps fou, sans compter les achats que j’aurai à faire après. —
J’apprêterai le goûter, maman, rassure-toi, promit Ellen. Et je te ferai
griller du pain. » Ces dispositions prises, Ronnie partit en courant pour
son collège afin s’acquitter de sa tâche. Ellen s’assit devant la table pour
dessiner des cartes ; Betsy s’installa à côté d’elle. L’après-midi s’écoula
rapidement. « Tiens, Betsy, regarde : il neige à gros flocons, fit
soudain remarquer Ellen. C’est un véritable tourbillon. » Elles se
levèrent et s’approchèrent de la fenêtre. En effet, le sol était recouvert
d’une épaisse couche de neige. « Eh bien, tant mieux ! s’exclama Betsy.
De la neige pour Noël ! Quelle chance ! Ce que nous allons pouvoir nous
amuser à faire des batailles à coups de boules et à bâtir des bonhommes de
neige. — Maman ne trouvera pas amusant de faire ses achats de Noël par
un temps pareil, dit Ellen. Par bonheur, elle a chaussé ses bottes de
caoutchouc. Dis donc, qu’il fait sombre ! C’est à cause de ce ciel plombé.
Il fait déjà presque nuit. » La neige ne cessa de tomber de tout
l’après-midi. Quand l’heure fut venue de goûter, la terre avait disparu sous
son tapis blanc. Soufflant et pantelant, Ronnie rentra par la porte de la
cuisine et secoua son duffle-coat pour le débarrasser de la neige. « Ma
parole, quelle neige ! Si cela continue, nous risquons fort d’être ensevelis
dessous demain matin au réveil ! » Ellen mit la bouilloire à chauffer,
puis elle entreprit de faire des tartines. Betsy mit le couvert, puis elle
se dirigea vers la fenêtre guetter l’arrivée de leur mère. Mais à présent,
l’obscurité était complète, si bien qu’elle ne put voir autre chose que la
chute de neige à travers la vitre. « Que je voudrais que maman soit
rentrée, dit-elle. Elle est en retard et elle se sent sûrement très
fatiguée. » En effet, Mrs. Jameson tardait à rentrer. L’eau de la
bouilloire avait débordé deux ou trois fois à l’heure où elle retourna à la
maison. Enfin, elle poussa la porte et pénétra à l’intérieur, d’un pas mal
assuré. Betsy se précipita vers elle et l’aida à enlever son pardessus.
Pendant ce temps, Ellen préparait le thé. « Pauvre maman !
s’écria-t-elle. Tu es sûrement transie et affamée. » Maman restait
muette. Elle ôta ses vêtements d’extérieur qu’elle mit à sécher, puis elle
s’attabla pour goûter. Son air affligé n’échappa pas à Ronnie qui
l’observait depuis un moment déjà, de plus en plus surpris. Elle si
souriante, si gaie d’habitude ! Voici que maintenant elle faisait triste
mine, à croire qu’elle avait pleuré. Il se leva d’un bond et alla à elle.
« Voyons, maman, qu’as-tu ? Il est arrivé un malheur ? — Oui, répondit
sa mère en s’asseyant sur sa chaise. J’ai perdu mon sac, et tout mon argent
de Noël avec. Mes enfants, si vous saviez ! J’ai beau avoir cherché partout,
impossible de le retrouver. Je dois l’avoir laissé tomber pendant que je
trimballais les piles des bulletins paroissiaux. » Les enfants la
regardèrent, consternés. « Maman ! Dire que tout ton argent était dans ce
sac ! Ô Maman, quelle malchance ! » Ils l’entourèrent de ses bras. Elle
fit un effort pour esquisser un sourire, mais la gentillesse dont ils lui
faisaient montre en cet instant lui fit venir les larmes aux yeux. Elle se
hâta de les refouler. « C’est ma faute, avoua-t-elle. Je n’ai pas été
assez vigilante. Comment j’ai pu avoir fait une chose pareille, cela me
dépasse ! Pour ne rien arranger, la neige est tombée et a tout enseveli. Je
ne le retrouverai jamais. » Les trois enfants échangèrent des regards
affolés. Maintenant que l’argent destiné aux achats de Noël avait disparu,
adieu poulet, friandises, fruits, cadeaux ! Il ne fallait même plus songer
au sapin de Noël. « Bois une bonne tasse de thé bien chaud, ça te
consolera, suggéra Ellen. En voilà une mauvaise surprise. Mais qu’à cela ne
tienne, maman chérie, nous ne t’en voudrons pas si les fêtes de Noël dont
nous nous faisions tant de joie ne seront pas aussi réussies. — En
attendant, il nous reste toujours le gâteau et le pudding », fit remarquer
Betsy. Puis de songer à part soi : « Ce poupon que j’attendais avec
tant d’impatience, je ne l’aurais jamais. Et l’an prochain, ce ne sera plus
de mon âge d’en demander un. » Mais ces réflexions, elle se les faisait
tout bas de peur de blesser sa mère, car au fond, c’était une enfant très
charitable. « Je me mettrai à la recherche de ton sac demain matin,
proposa Ronnie. — Hélas ! La neige sera si épaisse d’ici là qu’il te sera
impossible de le chercher, en admettant que tu saches où il se trouve. Si
encore il ne s’agissait que de moi, peu m’importerait. Mais je suis peinée à
la seule pensée que vous serez privés des beaux cadeaux que je me proposais
de vous offrir. Votre Noël en sera gâché. — Ne nous tracassons pas pour
si peu, maman, fit Ronnie. Qu’est-ce que cela fait, après tout ? Allons,
goûtons. Cela nous remettra de nos émotions. » Le goûter qu’ils prirent
ne leur fit pas complètement oublier leur déconvenue. Malgré le ton jovial
qu’ils s’efforçaient de prendre, ils se sentaient terriblement malheureux en
leur for intérieur. Un moment plus tard, quand Mrs. Jameson se rendit chez
leur voisine, Mrs. Peters, qui habitait la maison d’à côté, les trois
enfants se reprirent à parler de leur triste lot. « D’une manière ou
d’une autre, nous nous devons de réparer ce malheur, déclara Ellen avec
fougue. Maman sera malheureuse si elle n’arrive pas à acheter le poulet pour
le jour de Noël. Il faut que nous fassions des projets ! — Quels
projets ? demanda Betsy. — Essayons de gagner un peu d’argent de
nous-mêmes. De quoi payer un poulet et des mandarines. Ce sera toujours
mieux que rien. » Il y eut un petit silence. Soudain Ronnie prit la
parole et parla d’un ton ferme : « Je ne sais pas vous, mais moi, voici
ce que je vais faire : le garçon de courses du pharmacien de notre village
est malade. Il ne peut donc pas livrer les remèdes de son patron. Je vais de
ce pas le trouver et lui proposer mes services en attendant que son commis
soit sur pied. Il me donnera un bon salaire. Voilà comment j’envisage
d’apporter mon écot. — Quelle bonne idée, Ronnie ! approuva Betsy. Que je
voudrais pouvoir t’imiter ! — Tu es encore trop petite, dit Ronnie. Tu ne
peux pas grand-chose. Et toi, Ellen, as-tu trouvé le moyen de te rendre
utile ? — Je crois bien que oui, répondit-elle. Tu connais Mrs. Harris ?
Il lui faut quelqu’un pour emmener ses trois enfants en promenade chaque
après-midi. Je pourrais m’en charger. Ce sont des amours de bambins. —
Bravo ! s’exclama Ronnie. Voilà qui nous arrange bien. Quel dommage que
Betsy soit haute comme trois pommes. Mais je dois dire à sa décharge qu’elle
ne se débrouille malgré tout pas trop mal pour son âge. » Betsy fut
attristée. Être la seule à ne pouvoir mettre la main à la pâte, quel
malheur ! Allongée dans son lit, elle passa une nuit blanche à se creuser la
cervelle en quête d’idées. Enfin, avant de s’endormir, elle eut un déclic.
Elle venait de penser à une vieille dame aveugle qui habitait la rue voisine
de la leur. « Voyons, comment s’appelle-t-elle déjà ? Ah ! j’y suis :
Mrs. Sullivan. Sa demoiselle de compagnie, qui passe chez elle lui faire la
lecture, est partie en congé. Mrs. Sullivan a-t-elle une remplaçante pendant
son absence ? » Et de poursuivre dans sa tête : « Je lis plutôt bien.
Je m’en sors même beaucoup mieux que mes camarades de classe. Les mots les
plus difficiles ne m’embarrassent pas. Demain, j’irai chez Mrs. Sullivan
pour lui demander si elle ne voudrait pas de moi en remplacement de sa
compagne. Pour peu qu’elle accepte de me payer, le tour sera joué. » La
fillette ne fit pourtant pas part de son idée à son frère ni à sa sœur de
peur qu’ils ne s’en moquassent. Le lendemain matin, sitôt le petit déjeuner
expédié, elle descendit le long de la rue enneigée en direction de la maison
de Mrs. Sullivan. Il avait neigé toute la nuit. Aussi une couche épaisse
et immaculée recouvrait-elle le sol. Par endroits même, elle arrivait
jusqu’aux genoux de Betsy, que la promenade enchantait. Ah ! Qu’il faisait
bon marcher dans cette neige friable et blanche. Arrivée devant la porte
de Mrs. Sullivan, elle frappa, un peu inquiète de l’accueil qui lui serait
fait. C’est que la vieille dame, avec son air redoutable, avait une tête de
harpie. Les lunettes aux verres teintés qu’elle portait accentuaient encore
la férocité du portrait. Et si cette vieille s’emportait devant Betsy pour
avoir eu poussé l’audace jusqu’à venir l’importuner chez elle, sous prétexte
de lui faire la lecture ? Alors la fillette pensa au sac à main maternel
qui avait contenu tant d’argent. Il fallait coûte que coûte qu’elle mît son
projet à exécution ; après tout, ne lui revenait-il pas de dédommager sa
mère dans la mesure de ses forces ? La femme de ménage de Mrs. Sullivan
vint ouvrir. Elle introduisit la jeune visiteuse dans une petite pièce où un
feu clair pétillait dans l’âtre. Un gros chat était assis aux pieds de la
vieille dame. L’on avait mis en marche un poste de radio d’où émanaient des
notes mélodieuses qui emplissaient la pièce. Mrs. Sullivan tendit la main,
chercha la radio à tâtons et l’éteignit. « Mais ma parole, n’est-ce pas
Betsy Jameson ? fit-elle. Que désires-tu, ma petite ? — Madame, j’ai
entendu dire que votre dame de compagnie est en congé pendant une semaine,
répondit l’interpellée. Alors, je me demandais si vous ne l’aviez pas fait
remplacer par une autre pour meubler vos après-midi. Figurez-vous que ma
mère a perdu son sac où elle avait mis tout son argent, et donc, nous
essayons de gagner un peu d’argent pour compenser la perte. Alors, je me
suis dit… — Tu t’es dit que je te paierais pour que tu me fasses la
lecture, n’est-ce pas ? Eh bien, il faut que je te mette à l’épreuve.
Regarde s’il n’y a pas un livre qui traîne quelque part, et lis tout haut
une page. » Betsy trouva un livre de bibliothèque, l’ouvrit et se mit en
devoir de lire de sa voix claire. Mrs. Sullivan l’écoutait, le sourire aux
lèvres. « Tu es très en avance pour ton âge, la félicita-t-elle. Voyons,
quel âge as-tu ? Dix ans ? Je serais ravie de te prendre à mon service. Je
te donnerai un shilling si tu me fais la lecture pendant une heure. Sois là
à deux heures de l’après-midi à compter d’aujourd’hui. » Betsy se
rengorgea. Toucher un shilling pour une heure de lecture, quelle aubaine !
« Quand bien même vous me paieriez six pence seulement, je me ferais un
plaisir de venir chez vous, déclara-t-elle à la vieille dame. Vous savez, je
ne lis pas aussi couramment qu’une grande personne. — Je serai ravie de
t’avoir, décréta Mrs. Sullivan. Mais dis-moi, cela te déplairait-il si tu
passais ton temps à faire autre chose que la lecture ? Je serais si heureuse
que nous taillions un brin de causette de temps à autre. — Eh bien, c’est
entendu. Mais vous ne tenez sûrement pas à me payer simplement pour que nous
fassions la conversation ? — Je te paierai pour le temps que tu vas me
consacrer, répondit Mrs. Sullivan. Qu’il s’agisse de me faire la lecture, de
me parler, ou même, tout simplement, de me caresser mon chat, je te paierai
pour me tenir compagnie, car enfin, toute peine mérite salaire. — Je
vous remercie bien, dit Betsy en se levant. À deux heures. Je serai exacte
au rendez-vous. » Elle retourna chez elle aussi vite que le lui
permettaient les routes enneigées. Elle était impatiente d’annoncer la
grande nouvelle aux siens. Hurrah ! Pensez donc : gagner un shilling entier
par heure pendant six jours. Pour peu que Mrs. Sullivan la gardât pendant
deux heures chaque après-midi, elle pourrait gagner douze shillings au
total ; bref, elle aurait largement de quoi payer un poulet ! Quand Betsy
leur révéla le marché qu’elle avait conclu avec Mrs. Sullivan, Ronnie et
Ellen la félicitèrent. D’ailleurs, ils avaient eux aussi de bonnes nouvelles
à annoncer. « J’ai gagné la place chez le pharmacien, dit Ronnie. Il a
commencé par me poser des questions, ensuite il a téléphoné à mon directeur
d’école, et enfin, il m’a déclaré que je pouvais remplacer son garçon de
courses jusqu’à ce qu’il guérisse. J’aurai à faire la tournée à sa place de
dix heures à midi chaque matin, puis encore de trois heures à cinq heures de
l’après-midi. Et si une urgence se présentait dans la soirée, il m’a assuré
qu’il ferait appel à moi. — Quelle joie ! s’écria Ellen éperdue
d’admiration. Dire qu’à douze ans, tu as trouvé de l’embauche comme ça, d’un
seul coup, c’est presque trop beau pour être vrai. Tu feras attention à ne
laisser tomber aucune des fioles que le pharmacien t’aura confiées. — Pas
de danger, répliqua Ronnie indigné. Et toi, Ellen, comment cela s’est-il
passé ? — Ma foi, Mrs. Harris a été ravie, répondit Ellen. Elle me paiera
une demi-couronne chaque après-midi pour promener ses enfants. Les petits
sont aux anges. Et comme, pour ma part, je les aime aussi énormément, je me
promets d’avance un grand plaisir de ces après-midi que je vais passer en
leur compagnie. Allons ! à nous trois, nous pourrons réunir l’argent qu’il
faut à maman. — Le salaire que Ronnie touchera est de combien ? demanda
Betsy. — Quatre shillings par jour, répondit le jeune garçon. Ce n’est
pas rien, puisque le pharmacien ne m’emploiera que pendant quelques heures
par jour. Faisons l’addition : quatre shillings, plus la demi-couronne
d’Ellen, auxquels s’ajoutent les deux shillings de Betsy. Cela donne
huit-et-six que nous pourrons donner à Maman. Avec ce total impressionnant,
elle va pouvoir acheter le poulet, les fruits et les friandises. — Et
peut-être même un sapin », acheva Betsy d’un ton plein d’espoir. Il
fallait mettre leur maman au courant de leurs projets. Frère et sœurs
espéraient de tout leur cœur qu’elle ne s’y opposerait pas. Elle écouta ses
enfants lui exposer leurs plans sans mot dire. Quand ils eurent terminé,
elle parla d’une voix vibrante d’émotion : « Mais oui, je vous permets de
faire vos petits travaux. Vous êtes des anges. Quand je pense que j’ai
d’aussi braves enfants que vous, je me prends à me demander si je regrette
la perte de mon sac après coup. Que je suis fière de vous tous ! Mais vrai :
l’argent que vous gagnerez me permettra de vous acheter ce dont vous vous
seriez passés à cause du sac perdu. » Personne ne rapporta à Mrs. Jameson
son sac. Ronnie se dit que les gens devaient être bien méchants de ne pas
restituer leur bien à leur légitime propriétaire s’ils le retrouvaient. Il
téléphona par deux fois au commissariat de police pour demander si on ne le
leur avait pas rapporté. Mais à ses deux coups de fil, on lui répondit par
la négative. Ronnie et ses deux sœurs s’attelèrent à leur tâche
respective ce jour-là. Le jeune garçon s’en fut chez le pharmacien et écouta
d’une oreille attentive son patron lui parler des différentes courses qu’il
lui confiait. « Chaque fiole ou chaque colis porte l’adresse de son
destinataire, expliqua-t-il. Fais bien attention de ne pas te tromper de
client. Et surtout, tu auras soin de ne pas glisser les paquets dans les
boîtes aux lettres, pour aller vite en besogne. » Chargé d’une corbeille
pleine de fioles et de colis, Ronnie se mit en route. La neige était très
épaisse. Aussi fut-ce une véritable corvée que de distribuer les médicaments
aux uns et aux autres. Le jeune garçon s’étonnait de ce que tant de
personnes pussent se trouver malades. La plupart étaient surprises de le
voir livrer leurs remèdes à domicile, mais quand il leur fit part du motif
de ces courses, elles hochèrent la tête et le gratifièrent d’un sourire.
« Quel dommage que d’autres enfants ne prennent pas exemple sur toi, fit
Mrs. George. Et pourtant, ils feraient bien de seconder leur maman quand
elle se trouve dans l’embarras. » Ellen se débrouillait merveilleusement
bien elle aussi. Les trois jeunes Harris l’accueillirent avec des transports
de joie. John, Mike et Sally tentèrent de s’emparer de la main d’Ellen tous
les trois en même temps. Heureuse comme une reine, elle partit en leur
compagnie par les chemins enneigés. « Nous ferons une partie de boules de
neige, annonça-t-elle. Nous élèverons un bonhomme dans le jardin public.
J’essaierai aussi de vous construire un petit chalet. » Tous les quatre
s’en donnèrent à cœur joie. Quand, enfin, elle les ramena auprès de leur
mère pour le goûter, celle-ci se déclara enchantée de leurs mines réjouies
et de leur gai bavardage. « Ellen, grâce à vous, les enfants se sont
donné du bon temps. Voici votre demi-couronne. Vous reviendrez demain,
n’est-ce pas ? Si vous saviez comme mes trois diablotins attendent l’heure à
laquelle vous arrivez. — Je regrette qu’il soit seulement question de
règlement, dit Ellen, qui éprouvait quelque honte à accepter l’argent. Et
pourtant, je me suis amusée tout autant que les enfants, Mrs. Harris, c’est
la vérité vraie. — Attends une minute, ma petite, j’ai confectionné des
gâteaux pendant que vous étiez sortis. Je vais t’en donner un que tu
partageras avec ton frère et ta sœur — comment s’appellent-ils déjà ? —
Ronnie et Betsy ? » Joignant le geste à la parole, la brave dame lui mit
entre les mains un beau cake au chocolat, emballé dans du papier. Ellen s’en
montra ravie. Quelle surprise pour Ronnie et Betsy ! Elle remercia vivement
Mrs. Harris et se hâta de rentrer chez elle. Elle rencontra Betsy devant
la grille de leur jardin. La fillette avait les joues toutes roses d’avoir
passé les deux dernières heures au coin du feu de Mrs. Sullivan, puis
d’avoir marché à travers le dédale des routes encombrées de neige.
« Regarde ! s’exclama-t-elle en brandissant une pièce de deux shillings
toute neuve. Voici mon premier salaire. Et figure-toi, Ellen, que Mrs.
Sullivan aime les mêmes lectures que moi. Nous avons passé une heure entière
à lire un roman d’histoires de pensionnat. » Mrs. Jameson, leur mère,
sourit du bavardage exubérant de ses enfants. Elle avait préparé des toasts
beurrés et du miel. Le gâteau au chocolat fut posé à la place d’honneur sur
la table. Les enfants s’attablèrent, affamés. « Mrs. Sullivan et moi,
nous avons surtout bavardé, raconta Betsy entre deux bouchées. Elle a évoqué
les souvenirs de son enfance, qui remonte à une époque très lointaine. À mon
tour, je lui ai parlé de Ronnie, d’Ellen et de toi, maman. Après, j’ai eu à
brosser son chat, à lui changer son ruban et à lui verser une bolée de lait.
Je ne me suis pas ennuyée du tout. J’ai hâte d’être à demain pour connaître
la suite de l’histoire dont je fais la lecture à Mrs. Sullivan. — Je
parie qu’elle a fait exprès de choisir un roman comme celui-là, parce
qu’elle ne te croit pas capable de lire des livres pour adultes, fit
remarquer Ronnie. — Ce n’est pas vrai, rétorqua Betsy. Et puis, elle a
ri à gorge déployée aux pans les plus drôles du roman. Il y est question
d’une mam’zelle dont les élèves lui jouent des tours pendables. Je te dis
que nous avons bien ri. — Mrs. Sullivan est très gentille, dit Maman.
Vraiment très gentille. Je me demande si je ne dois pas lui verser de
l’argent pour te garder. — Que non, maman ! protesta Betsy. Je ne me
contente pas de m’amuser. Aux dires de Mrs. Sullivan, ce n’est pas donné à
tout le monde de faire la compagne idéale. Or, elle me trouve à la hauteur
de la tâche. — Le contraire m’étonnerait, approuva Maman. Mrs. Sullivan
a de la chance de t’avoir, toi. Et elle ne l’ignore pas. Ma foi, comme je
l’ai déjà dit, je peux me féliciter d’avoir des enfants modèles. — Et
nous, nous nous estimons très heureux d’avoir une si gentille maman, déclara
Ronnie à l’improviste. Qui plus est, j’ai entendu mon maître d’école dire à
sa femme que les enfants les mieux élevés sont ceux dont les mamans sont les
meilleures au monde. Alors, si nous t’inspirons la sympathie, tu n’as à
adresser des remerciements qu’à toi-même. » Cette déclaration fut saluée
par un éclat de rire général. Tous se sentaient engourdis dans un parfait
bonheur. C’est si beau, l’entr’aide. À tout prendre, la disparition du sac à
main n’occasionnait plus d’inconvénient à aucun des trois enfants, ni non
plus à leur maman. Chaque matin voyait le trio partir accomplir sa tâche,
chacun la sienne, le plus disposé du monde. M. Hughes le pharmacien, Mrs.
Harris et Mrs. Sullivan, la dame aveugle, accueillaient respectivement
Ronnie, Ellen et Betsy le plus aimablement du monde. Leur plus ardent
souhait était que les camarades des trois jeunes Jameson en fissent autant.
Jamais Ronnie ne cassait de fiole ; Ellen, pour sa part, faisait la joie des
trois enfants Harris ; enfin, Betsy, quant à elle, il eût été difficile de
dire qui, d’elle ou de Mrs. Sullivan, se plaisait davantage en compagnie de
l’autre. « Jimmy le chat ronronne bruyamment quand il me voit arriver,
dit Betsy. Que j’aimerais avoir un chaton. À entendre le minet de Mrs.
Sullivan, on dirait une bouilloire qui ronronne. L’autre jour, je lui ai
noué un ruban vert autour du cou pour assortir ses yeux de même couleur.
Quel dommage que sa maîtresse ne puisse pas le voir pour l’admirer. » Le
temps qu’arrivât la veille de Noël, les trois enfants Jameson avaient déjà
donné une grosse somme à leur maman ; assez pour payer le poulet, des fruits
et une boîte de papillotes. C’était merveilleux. Le 24 décembre, Ronnie
retournait à la maison pour déjeuner, quand Mrs. Toms l’interpela. C’était
une amie de sa mère et elle habitait une maisonnette qui se trouvait au
milieu du village. « Ronnie ! fit-elle. Aurais-tu un moment pour venir
déblayer la neige qui s’est accumulée devant ma porte d’entrée ? Tu serais
bien gentil de passer en allant chez le pharmacien au début de l’après-midi.
L’ouvrier auquel je me suis adressée ne s’est pas encore présenté. Je suis
bien ennuyée, parce que je reçois ma sœur et ses enfants demain, pour Noël.
Je sais que tu lèves des fonds pour ta mère, et je serais très heureuse de
te payer si tu donnais un coup de balai. — Bien volontiers, promit
Ronnie, mais à condition que vous me laissiez faire cette besogne sans
bourse délier. J’aimerais tant vous faire plaisir. Cela va me changer de
travailler pour le seul plaisir de rendre service, Mrs. Toms. Avez-vous un
manche à balai et une bêche ? Si oui, je viendrai à deux heures cet
après-midi avant de me rendre chez M. Hughes, et je déneigerai l’allée de
votre jardin. — Que tu es gentil ! dit Mrs. Toms. D’avance merci. Mais
puisque tu ne veux pas entendre parler de règlement, je te ferai cadeau de
pommes et de poires de notre verger. La récolte a été bonne cette année ;
aussi j’en ai beaucoup, que j’ai mis en réserve. Je t’en donnerai un plein
panier. » « Voici que les fêtes de Noël, que nous croyions
irrémédiablement gâchées, s’annoncent joyeuses », se disait Ronnie tout en
cheminant vers la maison. Il ressortit un peu avant deux heures, et prit
la direction de la demeure de Mrs. Toms. La pelle et le balai qu’il avait
réclamés l’attendaient devant la porte d’entrée. Le garçon s’empara de la
pelle tout d’abord. Le sol était profondément enneigé. À l’exception d’une
petite allée, la couche blanche était restée intacte pendant des jours et
avait plusieurs centimètres de profondeur. Il se mit en devoir de creuser
dans la neige qu’il lançait à grandes pelletées sur le côté au fur et à
mesure qu’il avançait. Il travailla avec application, et bientôt, il eut si
chaud qu’il se débarrassa de son pull-over. En arrivant devant la porte
d’entrée, le terrassier bénévole donna un coup de pioche dans la neige et
envoya s’envoler une dernière bêchée. Tandis que le tas de neige retombait à
terre, un objet de couleur foncée se vit dedans, un objet qui attira
l’attention de Ronnie. Le jeune garçon le regarda de plus près. Sur le
coup, il lâcha sa pelle et ramassa le paquet noir. C’était un sac marron !
« Mrs. Toms, j’ai retrouvé le sac de Maman ! cria-t-il si fort que l’interpellée
sursauta. Regardez ! c’est bien le sac de ma mère, enfoui sous la neige
devant votre porte d’entrée ! » Mrs. Toms sortit en courant de la maison.
« Bonté divine ! est-ce donc vrai ? Oui, il est bien à votre mère, ce sac.
Elle a dû le laisser tomber par mégarde le jour où elle distribuait le
bulletin paroissial. J’ai peine à y croire. Et penser que tu l’as remis au
jour. Eh bien, par bonheur, tu es un brave petit, et tu t’es donné la peine
de déblayer toute cette neige. Sinon, un autre aurait trouvé ce sac dont il
se serait emparé sitôt le dégel venu. — Je vais vite finir de tasser cet
amas de neige, dit Ronnie au comble de la joie. Après, il sera toujours
temps de courir à la maison pour faire part à maman de cette découverte
sensationnelle, avant de faire la tournée des médicaments. Ma parole, quelle
trouvaille ! Je n’arrive pas à y croire ! » Il courut à la maison de
toute la vitesse de ses jambes, muni de sa précieuse découverte. Ni Ellen ni
Betsy n’était là ; l’une et l’autre étaient parties s’acquitter de leur
tâche. Mais il trouva sa mère, qui contempla avec ravissement le sac mouillé
que Ronnie brandissait d’un geste triomphant. « Ronnie ! Oh, Ronnie ! Où
l’as-tu trouvé ? Et mon argent, il est dedans ? Mais oui, tout va bien ;
personne n’y a touché. Oh, Ronnie, quelle joie ! Et cette trouvaille tombe à
point nommé pour Noël. Eh bien, je vais faire des achats aussitôt après le
déjeuner, puisque me revoilà en possession de l’argent que je pourrai
employer à vous acheter vos cadeaux dont je croyais que vous auriez été
privés. C’est presque trop beau pour être vrai ! » Les Jameson passèrent
d’excellentes fêtes de fin d’année. Il y avait des quantités de bonnes
choses à manger, des fruits, du chocolat, des friandises, en voulez-vous, en
voilà. Ils dressèrent un magnifique sapin de Noël où étaient suspendus
toutes sortes d’objets et au sommet duquel trônait un ravissant Père-Noël,
cadeau de la vieille Mrs. Sullivan. Mrs. Toms avait tenu sa promesse et
avait envoyé un grand panier de pommes et de poires. Mrs. Hughes avait
offert à Ellen une énorme boîte de chocolats destinée aux trois petits
Jameson et à leur maman. Enfin, Mr. Hughes avait remis à Ronnie un paquet de
savonnettes parfumées à l’intension de sa mère. « Que tout le monde est
donc gentil ! s’exclama Ellen qui ne se tenait plus de joie. Oh ! maman,
cette boîte à ouvrage est la plus belle que tu m’aies jamais donnée. Les
grandes personnes elles-mêmes ne peuvent pas en rêver de meilleure. — Et
mon avion mécanique donc ! renchérit Ronnie. Il est encore plus formidable
que la maquette derrière la vitrine du bazar. Maman, celui-ci coûte plus
cher que l’autre que je t’avais réclamé. — Moi, ma poupée, je vais la
baptiser Angela Rosemary Caroline Jameson, déclara Betsy tout en la serrant
contre son sœur. C’est la meilleure que j’aie jamais vue, et aussi la plus
jolie. Oh, maman, jamais nous ne soupçonnions que Noël serait aussi réussi
cette fois-ci, surtout après la disparition de ton sac. — Non, acquiesça
leur mère, occupée à sortir le contenu de son vieux sac à main et à le
ranger dans celui qu’elle se disposait à étrenner. Par exemple, je ne me
doutais pas que j’allais recevoir ce ravissant cadeau. Je ne croyais pas non
plus pouvoir vous gâter. Mais à vous trois, vous vous êtes très bien tirés
d’affaire. Je suis fière de vous. Il est peu d’enfants qui se
distingueraient comme vous l’avez fait. » Et vous ? qu’en pensez-vous ?
C’est extraordinaire comme un manque de chance peut se transformer en coup
de veine, pour peu que chacun y mette du sien !
***FIN***
Traduit de l’anglais par Sreekrishnan SRINIVASAN, décembre 2016.
Ce conte re-traduit à titre gratuit, peut
être supprimé à la demande des ayants droit.
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